A familiar face [Ciara Connolly]

Je médite ses paroles quelques instants. Il a bien raison, ce monde est dangereux, dur et sans pitié, mais si beau en même temps… mais si nous, nous n'y sommes pas préparés, qu'en est il des êtres qui n'ont même pas la chance d'avoir nos capacités, les humains par exemple ? Trouvent-ils un moyen de compenser cela ?

-Tu ne pouvais pas savoir Kieran… ni imaginer… personne n'aurait pu envisager ce qu'il vous est arrivé à toi et ta famille… tout cela n'est pas dans l'ordre normal des choses et… rien n'est de ta faute… je réponds avec douceur.

Je bois une petite gorgée de thé avant que nous échangions sur la Ligue. Je hoche la tête pour renforcer nos propos.

-Oui, demande leur. Il le faut, s'ils peuvent t'aider, ils le feront, et je pense que ce sont des alliés de choix.

J'ajoute quelques mots au sujet de sa fille, mais il passe déjà à autre chose. Je crois qu'il n'a plus vraiment envie d'en parler. Je respecte cela.

-Oh…Ne t'excuse pas…

Je réajuste ma position sur mon tabouret et bois un peu, avant de prendre mon temps pour répondre au mieux à ses questions.

-Eh bien… Je vais bien. J'aime cette ville, même si son agitation est parfois fatigante voire insupportable. Mais je suis heureuse d'y vivre, chaque jour, je trouve quelque chose de nouveau pour m'émerveiller. Je ne m'ennuie jamais, et travailler pour la Ligue était également un de mes objectifs. Et comme tu peux le voir, j'ai même pu ouvrir ma boutique ! Je n'aurais jamais espéré cela un jour !

Je souris, toute heureuse, avant de penser à Keenan et de perdre ma joie de vivre.

-Keenan par contre… c'est autre chose. Il déteste toujours autant cette ville, même s'il y a trouvé un bon travail. Je crois qu'il rêverait de rentrer à la maison et qu'il ne reste là que pour moi… Il ne veut même pas découvrir Londres avec moi, ni ses environs et il est très souvent d'humeur morose et fade…

Et moi je ne suis même pas capable de lui offrir tout l'amour qu'il mérite.

-Je voudrais pouvoir trouver un compromis, par exemple trouver un endroit pas loin de la ville mais plus calme et naturel, mais il se braque un peu dès que j'essaie d'en parler. J'ai fini par renoncer.

Je soupire, soudain nostalgique de mon village et de ma famille, avant d'afficher un petit sourire.

-Je pense que te voir lui fera du bien.

Je n'ai pas les mots pour rassurer et réconforter Kieran. Je ne sais pas ce que c'est d'avoir un enfant, de perdre sa femme, de voir sa fille disparaître du jour au lendemain. Je ne sais pas ce que l'on ressent lorsqu'on est dépouillé de tous ceux que l'on aime, de tout ce en quoi on croyait. Je n'ai à lui offrir que quelques gestes et quelques mots compatissants mais sincères autour d'une tasse de thé.
Et lorsque c'est à mon tour de vider mon sac, je me sens un peu coupable de me déverser ainsi. Mais cela me fait aussi du bien, d'en parler à quelqu'un, et surtout à mon cousin. Je n'ai que peu évoqué ma situation auprès des quelques personnes dont je suis devenue proche à la Ligue.
Je lui adresse un timide sourire.

-Oui, cette ville est fascinante ! Mais il est vrai que le calme n'en fait pas partie, c'est dommage, du moins pour des gens comme nous, mais cela fait aussi son charme.

Je pose une main sur celle de Kieran, fermant un instant les yeux.

-Merci… peut être que cela lui fera retrouver son caractère d'avant… j'ai conscience que c'est très dur pour lui, d'autant que je n'éprouve pas autant d'affection pour lui que lui n'en a pour moi… Je fais des efforts mais je ne parviens pas à le voir autrement que comme un ami, malgré notre mariage et nos années de vie en commun.

Je baisse les yeux, honteuse.

-Je ne le mérite pas. Parfois je me demande si nous ne ferions pas mieux de rentrer en Irlande. Mais je ne pourrais plus travailler ici, et…

Et pour la Ligue. Apprendre toutes ces choses merveilleuses auprès de lui.

-... pour la Ligue. Et puis lui ne trouvera peut être pas de travail aussi facilement. Et puis ici, je peux vivre plein d'aventures, des petites et des grandes, et je ne rêvais que de cela, depuis toujours, mais mes parents ne me laissaient pas partir autrement que par le mariage et…

Je me tais soudain et rougis à outrance.

-Pardonne-moi, je me plains de choses futiles, alors que ta situation est terrible, et la mienne risible…

Je lache sa main pour faire nerveusement tourner ma tasse entre mes doigts.

-Le monde est bien dur avec nous. je souffle.

Je souris doucement et acquiesce. Il a raison. C'est une autre façon de vivre, à laquelle je me suis habituée, moi. Mais pas Keenan. Kieran, lui, semble plutôt apprécier Londres, tout comme moi, malgré certains défauts envahissants.
Je baisse brièvement les yeux, touchée par ses mots réconfortants et plein de raison.

-C'est vrai ce que tu dis… l'amour ne se commande pas, mais nous étions amis, au moins, et j'ai parfois l'impression que je ne l'ai épousé que par intérêt… mais je n'aurais pas pu rêver meilleur mari non plus… même si nous ne sommes pas tellement un mariage exemplaire et très heureux…

Je bois une gorgée de mon thé.

-Il est tendre, aimant malgré tout et malgré sa morosité, et nous nous respectons l'un l'autre au moins.

Je pose une main sur la sienne, attendrie par son geste. Cela me console autant que ses paroles et je retrouve pleinement mon sourire.

-Je vais essayer… Merci Kieran ! Tu es vraiment un castor adorable ! Je veux dire, même sous forme humaine.

Je ris.

-Cela te dirait que nous allions nager à la rivière un jour prochain ? Je connais des endroits jolis et paisibles, qui sont peu fréquentés et qui nous permettraient de nous transformer à loisir. J'ai bien essayé d'y emmener Keenan mais… bref.

Je secoue la main.

-Nous pourrions y pique-niquer ? Un jour où je n'ai pas à tenir la boutique. Et où toi non plus tu n'as pas d'obligation.

Kieran est de ces êtres qui savent redonner le sourire aux autres en quelques mots et quelques gestes. C'est un don précieux. Plus que celui de pouvoir se changer en animal.

J'écoute attentivement les sages conseils de mon cousin. Essayer de passer plus de temps avec Keenan. L'écouter plus. Peut être lui parler plus, aussi. Devrais-je cuisiner plus souvent, ou lui sculpter des petits objets ? Je joue souvent des morceaux de violon ou de flûte pour lui, des morceaux qu'il aime, qui nous rappelle la maison.

-J'essaierai. Je fais déjà des petites choses, mais ce ne sont peut être pas les bonnes, ou elles ne sont probablement pas suffisantes… merci Kieran.

Des échanges pleins de tendresse, tant dans les gestes que dans les paroles. Je souris avec douceur et un certain ravissement quand il m'appelle "petite loutre".
Je laisse échapper un couinement joyeux quand il accepte ma proposition de pique-nique et de vadrouille aquatique.

-Samedi ! Oui c'est parfait ! Je me charge du pique nique ! Nous irons à pieds, ce sera plus facile pour passer inaperçu et nous promener dans les bois ensuite.

Je me lève ensuite et parcours mes étagères du regard, avant de m'arrêter devant un petit écureuil d'un roux très vif aux lignes fines et soigneusement dessinées. Je m'empare de mon tabouret, grimpe souplement dessus et attrape le jouet, avant de regagner la terre ferme.

-Pour Tara. Quand tu la retrouveras.

Je tends l'écureuil à Kieran, avant de me rasseoir à ma place.

-Alors, que désires-tu manger samedi ? De la purée ? Ou peut être des sandwichs ? Je pourrais aussi pêcher, ou…

Nous continuons ainsi un moment, à parler organisation, repas et à échanger des souvenirs, avant de retourner chacun à nos occupations, pour ma part avec le coeur un peu plus léger et déjà impatiente d'être samedi.