Tomoe Gozen (Terminée)

Le commencement ~

On naît lumineux, et on est lumineux. On le devient aussi. Par la force des choses, par la force de l’éducation, par la dualité et la comparaison qu'entretiennent les uns plus clairs avec les autres plus sombres. Tout comme on ne choisit pas sa famille, on ne choisit pas son camp, du moins dans les affaires de sang liée à l’origine de son esprit renard et de celui de ses parents. Pour ce qui est des choses de la vie politique, la constance était moins certaine, et ce qui était vrai un jour ne l’était plus forcément le lendemain. Le Japon Féodal en était là. Miné par des guerres de pouvoirs, miné par qui aurait le titre de Shogun et pas son voisin, miné par qui était le plus honorable. Alors, on pactisait avec les uns, puis avec les autres, on demandait la progéniture des uns en otages, puis on embauchait des mercenaires pour se défendre des autres.
Là où l’Histoire retient des guerres politiques de factions, ou de clans, d’accès à des ressources supplémentaires, à des territoires supplémentaires, à des honneurs supplémentaires, l’histoire elle retient qu’il s’agissait aussi de luttes entre sombres et lumineux. Bien souvent, les humains étaient employés à dessein pour servir tel ou tel maître, sans savoir qu’ils ne servaient que de pion pour une cause bien moins noble.
C’était dans ce genre de contexte profondément guerrier, instable et où la passion de l’honneur se disputait à grand coup de sabre, que Tomoe Gozen devint une légende. Femme, tout autant d’un samouraï, que d’un général de guerre, elle fit ses armes en l’accompagnant de ci de là au rythme de ses pérégrinations meurtrières. On la disait, avec exagération sûrement, prête à affronter dieux et démons sur son cheval comme sur ses deux pieds, on la disait, toujours avec démesure, comme valant un millier de guerriers, on la disait, avec cette prodigalité que l’on connaît maintenant, qu’elle maniait une épée démesurée, dans une armure impressionnante, et qu’elle valait n’importe quel homme de l’armée de son mari, de laquelle elle était le capitaine si ce n’est sa commandante.

Ses premiers faits d’armes débutèrent lors de la guerre de Genpei, qui vit s’affronter le clan Minamoto contre le clan Taira. A l’issue des cinq années que dura le conflit, le premier remporta la guerre contre le second, et plaça sur le trône impérial du Japon un empereur acquis à leur cause. Cette bataille leur conféra d’ailleurs le contrôle du pays pendant les siècles suivant, et fit pénétrer le pays du Soleil Levant dans une nouvelle ère, celle nommée comme Kamakura.
Femme d’un vassal et cousin du chef du clan Minamoto, à savoir Minamoto no Yoshinaka, Tomoe dirige aussi une partie de son armée à la tête de laquelle elle signe de nombreuses victoires contre les vassaux du clan Taira, tandis que l’armée principale du chef de clan s’était vue infligée une si lourde défaite qu’elle s’était retirée dans les montagnes pour attendre que l’orage passe. A la différence des femmes japonaises, elle maniait non pas le naginata, mais le katana, à l’instar des Samouraïs qu’elle concurrençait largement, si ce n’était en force, mais en agilité. Elle fut rapidement respectée par ses alliées comme par ses ennemis.

Yoshinaka gagna la guerre pour le clan Minamoto et s’installa dans la capitale, alors Kyoto.

La chute ~

L’histoire serait trop simple si elle s’arrêtait là. Cette guerre victorieuse réveilla de vieilles querelles au sein du clan Minamoto, notamment entre celui qui en était le chef et son vassal enhardi par ses succès. Une tentative pour renverser le clan se fit et se solda par un demi succès. Mais la tête avait de nombreux vassaux sous ses ordres, notamment ses deux frères, et à trois, ils tombèrent sur Yoshinaka à la bataille d’Awazu, son armée déjà affaiblie par une précédente défaite deux jours plus tôt.
C’est lors de cet affrontement que Tomoe perdit son premier mari. Acculée par une armée supérieure en nombre, la défaite totale maintenant certaine, les deux amants firent front commun contre les samouraï qui se présentaient à eux pour avoir l’honneur de les défaire. Transpercé par une flèche, Yoshinaka ordonna à sa femme de fuir. Il se fit seppuku, s’ouvrant le ventre de bas en haut. Tomoe le décapita pour abréger ses souffrances, et elle emporta la tête pour que sa dépouille ne soit pas déshonorée par ses rivaux.
Ce jour là, armée de son sabre et la tête de son mari sous le bras, elle dû encore se défaire d’un samouraï venu lui disputer et sa mort, et sa réputation. Elle ne pouvait refuser un combat lancé en bonne et due forme aussi prit-elle le temps de répondre à la demande. Elle usa de tout son savoir martial pour venir à bout de l’homme, usant de son agilité déjà développée pour feinter et trancher. Les passes d’armes étaient brèves mais violentes. Il n’était pas rare que, cherchant à prendre l’avantage, deux combattants japonais ne se tuassent simultanément.
Elle fut blessée au flanc par l’arme de son adversaire, alors que la sienne coupait nette les deux poignets de l’homme. Esprit renard lumineux lui aussi, Tomoe lui fit l’honneur de le décapiter à son tour pour abréger ses souffrances, jugeant que le combat avait été honorable. Elle lui promit de se souvenir de lui, et de veiller à sa mémoire si elle devait en entendre parler en mal, estimant que sans son armure, elle serait probablement morte elle aussi.

Affaiblie, elle laissa la tête de son adversaire près de sa dépouille, et s’en alla avec celle de son mari. Elle ne cessa de chevaucher qu’en arrivant au rivage de l’océan, son cheval à l’article de la mort. Ivre de douleur, ivre de chagrin, l’adrénaline du combat ayant fuit son corps depuis un moment maintenant, elle ne tenait que par sa volonté et sa colère, même si on se doutait que sa résistance liée à son côté bestial devait certainement l’y aider. Elle se laissa sombrer dans l’océan en marchant vers le large, bien décidée à s’en trouver emportée par le courant avec la tête de son défunt mari. Le sort voulu qu’elle se réveilla dans une petite chambre paisible d’un temple bouddhiste où elle disparue de la circulation pendant des années. Personne n’entendit plus parler de Tomoe Gozen pendant sept ans.

Renaissance ~

Tomoe sortie de sa retraite grâce à celui qui allait devenir son second époux, un certain Wada Yoshimori, tout aussi samouraï que le premier, mais bien moins général de guerre. Il trouva ses traits familiers en la croisant sur l’étal d’un marché alors qu’elle y était venue chercher des vivres pour le temple. Poussée par une arrogance et une confiance en lui inébranlable, il provoqua en duel celle de qui on disait qu’elle pouvait vaincre un dieu ou un démon, celle qui valait un millier d’hommes, celle qui avait contribué à gagner la guerre de Genpei, et qui avait survécu à Awazu.
Il ne fallait pas plus que cette provocation pour que la jeunesse de Tomoe ne lui fasse monter le wasabi au nez. Les termes du duel furent arrêtés : s’il gagnait, elle devenait sa femme ; S’il perdait, il ferait pénitence dans l’archipel en racontant son humiliation à quiconque, interdit d’avoir l’honneur d’être tué avec décence.

Voyant quelle colère enfouie il venait de réveiller, quelle fourmilière il venait de titiller, quelle ardeur il venait de provoquer, Wada en fut un temps impressionné, mais il prit sur lui de rester vaillant. Tomoe n’avait plus pratiqué pendant presque une décennie, reléguant au second plan les affaires militaires, pour se consacrer à sa vie de nonne. Et pourtant, il n’avait fallu que d’une étincelle pour allumer la flamme de l’ona-bugeisha qui sommeillait en elle. La guerrière nippone s’abandonna à ce combat, aveuglée par l’ivresse de sentir le sabre dans sa main, aveuglée par la colère de n’avoir pu venger son mari, pétri du désir de punir cet impudent qui avait fait esclandre.
L’impétuosité de la jeune femme tourna en sa défaveur rapidement, là où l’homme se montrait plus mesuré. Chaque passe d’arme lui faisait sentir le souffle du sabre adverse, caresse empreinte de la promesse d’une défaite qui s’acheminait doucement mais sûrement. Elle avait beau essayer de renverser la donne, elle était toujours prise de cours.

Le duel menaçait de prendre fin alors que le soleil menaçait de se coucher. Soudainement, entre deux assauts qui voyaient les combattants tenter le tout pour le tout, une flèche sortie des ombres percuta la lame de Tomoe juste au dessus de sa main. La surprise se teinta de colère quand elle imagina le scénario du pire concernant son adversaire. Mais ce dernier fut lui aussi visé par un trait, qu’il n’esquiva qu’en retombant sur quatre pattes d’un blanc nacré. Alors, des ombres mouvantes qui s’étiraient maintenant entre les bâtisses, un renard au pelage de jais s’élança en glapissant férocement, les quatre queues à sa suite lui donnant des airs d’empan de flèche en plumes de corbeau, tandis que Wada lui faisait face, canines exposées au vent, ses magnifiques cinq queues en éventail pour en imposer. Le combat s’engagea entre les deux esprits du renard avec une férocité haineuse.
Loin d’être laissée pour compte, un homme émergea des ombres et fondit sur Tomoe pour la prendre à partie elle aussi. Il n’opposa pas une résistance aussi farouche que son précédent adversaire, mais l’affrontement pris des airs mystiques quand il usa de techniques d’illusions pour l’embrouiller, et qu’elle répondit par de brusques bourrasques venteuses pour le déstabiliser dans ses appuis. La férocité monta d’un cran quand tous deux se métamorphosèrent en leur esprit respectif. Renarde à une queue contre renard à queue unique. Elle l’acheva de ses crocs plantés dans sa gorge, dans une étreinte qui le laissa agoniser pendant quelques minutes, le temps que l’air ne finisse par lui manquer et que le sang lui faisait défaut dans le cerveau.

Redevenant humaine, elle entendit Wada la héler, et quand elle se retourna, ce ne fut que pour goûter à la pointe de son sabre, légèrement fichée dans sa gorge, laissant un sillon carmin se dessiner le long de sa trachée, rejoignant le lit de la petite rivière de sang qui disparaissait sous son kimono, là où elle avait été touchée par les crocs pointus de son opposant.

« Et ainsi, Wada du clan Yoshimori, fit de Tomoe Gozen sa femme, qui paya sa dote non pas de son naginata et de quelques lopins de terres, mais en s’occupant de l’élève du maître qui s’en prenait à la vie de son futur mari. »
« Et en perdant le duel qui l’opposait à son prétendant. », répondit-elle en bougeant légèrement les pieds pour goûter un peu plus à la pointe du sabre.
« L’histoire le retiendra aussi. », acheva-t-il de dire en la libérant de la menace du sabre, sans rire, et avec une certaine déférence qui n’avait plus rien à voir avec la condescendance qu’il avait affiché plus tôt dans la journée.

Au travers des âges ~

Tomoe ne saurait réellement dire si elle avait aimé un jour son mari ou non. Toujours est-il qu’elle s’accommoda parfaitement de cette vie, et qu’elle lui donna quatre enfants. Wada et une de ses filles furent tués dans les années 1400 par le même clan de cafardeux qui s’en était pris à l’homme le jour où il acquit la main de Tomoe. Les rivalités territoriales et idéologiques entre ces deux clans ne dataient pas d’hier, et chaque décennie voyait son lot de complots et autres trahisons. Libérée de sa vie d’épouse, Tomoe revint dans la sphère d’influence du clan Gozen, qu’elle instrumentalisa de l’intérieur dans sa volonté de vengeance. Plus mûre, plus forte, l’esprit avisé et aiguisé, la sagesse de sa jeunesse avait depuis longtemps laissée place à la sagesse de sa vieillesse, elle élabora sa stratégie. Là où plus jeune, elle aurait sans doute foncé dans le tas pour réclamer vengeance, elle prit le temps de concevoir un plan sur le long terme, visant la destruction pure et simple de son ennemi.
Elle sapa les appuis politiques, interféra dans les pactes qu’ils avaient avec d’autres clans, enchérit des contrats au-delà des offres initiales, détourna des récoltes par des pots de vin, intrigua parmi les subordonnés, jusqu’à provoquer le déclin de ce clan aussi sûrement que le vent qui faisait fléchir un arbre au fil des années. On tenta bien de la faire assassiner, plusieurs fois, si ce n’était par le sabre et de façon honorable, c’était par le poignard et l’emploi de ninjas, avec le seul succès de lui arracher un autre enfant et de la conforter dans son entreprise.

A son physique qu’elle entretenait d'entraînements quotidiens, elle se forgeait une certaine expérience dans l’art de l’intrigue, de l’espionnage et du sabotage. Des pratiques qui n’étaient pas des plus honorables, mais qui se révélaient payantes. Tellement payantes qu’elle provoqua une guerre gagnée d’avance contre ce clan qu’elle décima à la tête de son armée.

Les années passèrent puis les siècles. Tomoe connaissait le Japon par coeur. Elle avait même rencontré et combattue des Chinois dans le nord de l’archipel, apprit les secrets du shibari, l’art de ligoter quelqu’un, a maîtriser la cérémonie du thé, et elle s’était même passionnée, pour un temps seulement, aux Geishas, sans y trouver vraiment son compte.
Par la force des choses, elle s’intéressa aux vieilles légendes, aux contes et autres phénomènes paranormaux alors que son village était en proie à la menace d’un tueur mystérieux qui laissaient ses victimes exsangues. Le clan la chargea de trouver qui était à l’origine de ces meurtres. C’est ainsi qu’elle se trouva dans le collimateur d’un vampire et qu’elle découvrit leur existence. Ce fut la première créature qu’elle tua, après un combat âpre dans une brume que de mémoire d’homme, on n’avait jamais vu planer avec autant d’opacitée et autant de tenue. Elle émergea du brouillard autour duquel les paysans s’étaient rassemblés avec différents instruments liés à leur travail agricole, pour faire front commun, après qu’ils aient eu vent que le meurtrier se trouvait dans le secteur. Elle avait perdu son sabre, son kimono était déchiré à de multiples endroits, plus lourd du sang dont il était gorgé. Ses sandales tressées n’étaient plus qu’un lointain souvenir, et on aurait même dit qu’elle avait perdu une partie de ses cheveux dont la coupe semblait alambiquée. Elle resta alitée de longues semaines à récupérer de ce face à face surhumain qu’elle jugea, avec sa placidité coutumière, de terrifiant.

Le changement vint au Japon avec les américains et leur volonté de faire du commerce, obligeant le pays à sortir de son isolement mondial et à s’ouvrir. Vint avec eux la poudre, et les armes à distance, dont on ne voyait pas partir le projectile, et qui produisait un grand bruit et une odeur particulière. La caste des samouraïs fut anéantie par des séries de lois, puis par des guerres civiles. Les clans furent mis au pas. Des préfectures se développèrent, scindant le territoire en zone qui répondait au pouvoir central impérial.
Avec cette ouverture timide, vint des créatures extérieures et les sombres ne furent plus le seul problème des lumineux. C’est sur une chasse aux loup-garous que la ligue se rapprocha de Tomoe. Elle fut séduite par le concept et les ambitions d’une telle organisation, et surtout, du but qu’elle voulait défendre. Elle mit donc à disposition son corps et ses compétences pour satisfaire au mieux les objectifs de la ligue.

La renarde lumineuse fit partie des premiers japonais à s’expatrier vers l’Europe, notamment en suivant les missions d’ambassade qui partaient écumer le vieux continent. L’envie de voir de nouveaux territoires, de voir des gens au long nez, à la peau blanche - la couleur de la beauté parfaite au Japon - et parlant une autre langue… C’est à Londres qu’elle se trouva être le mieux, et elle resta de longues années à travailler dans l’ambassade Japonaise fraîchement construite. Dépendre d’un organisme lié à son pays était quelque chose de sécurisant pour quelqu’un qui avait tout à découvrir du rythme de vie occidental. Quand elle se sentit prête, elle ouvrit son salon de thé en plein centre de la capitale britannique. Le London’s Chashitsu : La salle de thé londonienne. Le chashitsu étant la salle réservée à la cérémonie du thé au Japon, elle trouvait que c’était une belle façon de se construire la sienne, ici, à Londres. Elle vit dans l’appartement qui se trouve au dessus, l’immeuble possédant une petite cours privative dans laquelle elle continue de s'entraîner quotidiennement. La mollesse de la vie en ville, et de la vie occidentale de manière générale, ne l’avait pas encore débilitée suffisamment pour qu’elle perde ses ancrages traditionnels relatifs aux au bushido, la voie du guerrier. Elle était très fière de son affaire, et elle avait même pris le parti d’employer deux personnes, si elle devait s’absenter pour des raisons… personnelles et secrètes.

Après tout, il fallait bien pouvoir ramener du thé du pays, non ?