Arthur n’était pas convaincu par l’idée d’une soirée mondaine organisée par des journalistes – souvent friands de mensonges, au point d’en inventer eux-mêmes. Il avait tout de même accepté l’invitation, seulement car il savait qu’il allait être entouré de personnalités brillantes… en espérant qu’elles restent humbles. L’écrivain avait assez rencontré de gens pompeux au cours de sa vie, seulement intéressés par le statut social et la richesse. Avec eux, les rumeurs circulaient tout aussi vite que les faux compliments. Il se demandait parfois si on lisait ses nouvelles car le nom qui figurait dans le journal qui le publiait était précédé d’un « Sir » qu’il n’était pas certain de mériter, et encore moins de réellement vouloir.

Sur une note plus optimiste, l’extraverti qu’il était avait hâte de ces nouvelles rencontres. Cependant, n’ayant pas oublié le sang qui avait failli tapisser le sol de la maison Calloway lors du bal organisé par ces derniers au début de l’année, il avait pris soin de cacher une arme à feu dans sa veste, ainsi qu’un couteau dans sa chaussette. On n’était jamais trop prudent, surtout lorsque l’on avait tendance à attirer les problèmes. Ce n’était pas sa faute si les cadavres et les créatures croisaient son chemin. Il espérait fortement que cette soirée allait être… Normal. Bien qu’il eût oublié la signification de ce mot depuis longtemps.

Il descendit du cab qui l’avait emmené ici, remerciant et payant le cochet. Le château qui se dressait devant lui n’était pas le plus grand qu’il avait pu voir, il restait néanmoins imposant, et sans aucun doute composé d’assez de chambres pour tous les invités. Il sourit au serviteur, présent à côté d’une des grandes portes pour accueillir les invités, suivant ses instructions pour rejoindre le hall où se tenait la réception. Les invités n’étaient pas nombreux, une vingtaine, tout au plus. En connaissant déjà certains, croisés lors de salons littéraires, il se contenta de les saluer, observant discrètement les autres, par habitude de faire attention à ce qui l’entourait. Leur hôte, William Brown, vint le saluer et le remercier d’être venu, avant de partir dans un autre coin du hall, avec une marche pressée. Arthur avait tout de suite remarqué son air de fouine, caché sous sa politesse. Rien de bien étonnant pour un journaliste. Autrement, personne n’avait l’air réellement suspect. Il entendait par là capable d’un meurtre, mais il savait qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Les génies avaient tous leurs travers, lui de-même. La sensation d’une main délicate sur son bras attira son attention, et il baissa le regard pour rencontrer celui d’une demoiselle au décolleté scandaleux. Léonie était une danseuse de cabaret qui commençait à se faire connaître dans les milieux huppés, avec laquelle il appréciait discuter lorsqu’il croisait son chemin pendant ses balades nocturnes. Elle ne semblait pas rassurée à l’idée d’être en présence de personnes « plus éduquée qu’elle », ses mots, qu’il s’empressa de contredire. Il lui annonça qu’il préférait discuter avec elle que le philosophe philanthrope, qui appréciait chez les humains leurs portefeuilles, riant à pleine gorge au fond de la salle pour se faire remarquer. Elle pouffa et frappa son bras, assez fort pour entendre le bruit de l’impact, avant de déclarer qu’elle allait « faire du gringue au buffet ».

Alors qu’il la regardait partir de sa démarche guillerette, un sourire amusé aux lèvres, tout en ignorant ceux qui avaient observé leur interaction – il savait que les rumeurs allaient circuler -, ses yeux gris tombèrent sur une figure qu’il était étonné de voir ici, mais néanmoins heureux. Se frayant un chemin entre les invités, il se dirigea d’un pas déterminé vers celui qui allait le sauver de son ennui ce soir ; Léonie allait profiter de la soirée pour rencontrer du monde, plutôt que discuter avec lui. « Je n’aurai pas à utiliser ma propre arme pour mettre fin à ce supplice ».

- Monsieur Haley, quel plaisir de vous voir ici. Nous ne nous sommes pas recroisés depuis ces bouchons lors du solstice d’été… Vous avez bien fait de vous enfuir.

Le père Clarence et lui étaient restés deux heures à ne rien faire, sinon discuter, puis avait passé une heure dans le silence le plus complet quand la patience d’Arthur devint quasiment inexistante. Finalement, sorti des bouchons, il avait fait demi-tour pour rentrer, et peut-être bien conduit plus violemment que nécessaire…

- Votre voiture est une merveilleuse invention, une bonne tenue sur la route, je compte l’emmener sur un terrain pour gagner quelques courses... Oh, voulez-vous discuter comme les autres présents ici ? Monsieur Haley, comme vous avez un grand cerveau… C’est pour mieux vous vendre des voitures mon enfant, ou quelque chose du genre. Beurk. Je ne sais pas vous mais… Bien que je sois venu ici avec l’attention de sociabiliser, je regrette déjà. Il est triste de voir de si grands esprits s’adonner à l’art de cirer les chaussures sans qu’ils n’en pensent un mot. Sinon, comment allez-vous ?

« Monsieur, votre fiacre est arrivé. »
« Je n'ai pas commandé de fiacre Miss Fogg. »
« Vous non, mais l'invitation précisait que le journal, oui. Vous ne vous souvenez plus que vous devez vous rendre à cette soirée ? »
« Pas le moins du monde. Est-ce bien moi qui ait dit oui au moins ? » demanda-t-il avec un air suspicieux.
« Oh allons Monsieur Halley, vous plaisantez j'espère ? Si je ne vous ai pas laissé le choix pour l'anniversaire de Miss Earhart, ça n'a rien à voir. Vous aviez dit que ce serait excellent pour votre image de faire un peu de pub en ce moment, avec l'arrivée de votre nouveau ballon. »
« Vous avez sans doute raison. » soupira-t-il devant la remontrance et l'argumentaire de sa secrétaire.

Et voilà comment il s'était retrouvé dans le fiacre pour aller il ne savait trop où, à cette petite sauterie dont il se serait bien passé. Il avait dû dire "oui" alors qu'il était dans un jour faste, de bonne humeur, ou passablement imbibé. L'une des deux options étaient la bonnes.

Surtout quand il s'agissait de passer la soirée avec des journalistes. Quelle mouche l'avait donc piqué ? Ces gens n'étaient pas respectables pour deux sous et ils avaient largement contribué à l'image qu'il se traînait aujourd'hui. Il refusait habituellement les interviews, sauf de temps en temps et en sélectionnant qui allait lui poser des questions. Généralement, il se payait même le culot d'obtenir la trame avant, histoire d'être prêt. Non vraiment, il aurait dû renvoyer ce cocher et rester à l'entreprise.

Mais il n'avait rien fait de cela et bientôt, un verre à la main, il était dans une demeure somptueuse qui flairait l'argent, pour ne pas dire qu'il s'agissait d'un petit château en réalité. Il avait emporté de quoi passer la nuit ici puisque c'était là le but de l'expérience. Il n'était pas le seul "mondain" a avoir été convié, le beau monde se succédant aux fur et à mesure que les fiacres les déposaient. Il s'orienta vers la salle de réception, non sans croiser son confrère de la Moxon qui le salua amicalement, tout en faux semblants. Jon entra tranquillement dans son jeu sans se leurrer le moins du monde qu'il serait le premier à raconter des saloperies sur son sujet aux journalistes. Qu'à cela ne tienne, l'inventeur avait de quoi faire croustiller les dents de la presse avec quelques histoires sur ce monsieur.

« Monsieur Halley je présume. » lui demanda une rousse élégante, drapée très noblement, avec un boa enroulé autour de son cou gracile.
« En effet, mais je n'ai pas le plaisir de vous connaître madame. »
« C'est normal. Je suis Elena. Pour vous servir ce soir, et... toute la nuit si besoin. »
« Ah. » fit Jon plus froidement. « Dites à Monsieur Brown ceci : jamais de rousses. » Il choqua son verre sur celui de la dame, avant d'y tremper les lèvres, puis contourna la courtisane qui restait perplexe. Elle se tourna pour le suivre du regard alors qu'il se dirigeait vers le buffet.

C'est une voix connue qui attira son attention. Il se tourna avec son flegme habituel vers le romancier qu'il appréciait et qu'il avait lâchement abandonné au solstice. A raison manifestement.

« Monsieur Doyle. C'est un plaisir partagé, et j'ai toujours su que j'avais bien fait. Non pas que j'ai passé une excellente soirée cela dit, mais elle fut... intéressante. » En réalité, il avait très mal pris de voir Amélia avec ce trou du cul de Calloway. Mais qu'importe au final, maintenant elle était fiancée avec un homme, et même s'il lui avait avoué qu'elle lui plaisait, les jeux étaient fait, et il avait d'autre chat à fouetter que de courir après son ingénieur en cheffe. Elle le distrayait de sa tâche principale, de sa quête biblique à lui : ramener son épouse légitime à la vie, car c'était la seule chose qui comptait. C'était la seule femme qu'il avait le droit d'aimer, malgré les embûches de la vie. Et Amélia en était une.

Mais voilà que son ami devenait dithyrambique avec la soirée ; Des propos qui ne sonnaient pas creux dans l'oreille de l'industriel qui était revenu à reculons. Un fin rictus illumina ses lèvres tandis qu'il tenait son éternel verre de whisky. A croire qu'il était venu avec.

« Vous savez sans doute ce que je pense de ce genre de discussion en effet. Je suis venu parce que j'avais dit que je viendrai, mais je me demande encore pourquoi j'ai accepté de venir. » confia-t-il. « Mais comme vous pouvez le voir, je me porte très bien, et vous même ? Je vous propose que nous ne cirions les pompes de personnes ce soir, d'ailleurs, je viens d'envoyer promener la courtisane que notre hôte avait prévu pour moi. J'ai hâte de voir la votre et ce que vous allez en faire cela dit. »

Il ne connaissait pas tant Arthur que ça, et c'était aussi une façon de le découvrir que cette soirée. Finalement, en le trouvant ici, la peine semblait moins lourde à subir.

Il écouta attentivement la réponse de l’autre homme, l’observant discrètement aussi. Peu importe ce qu’il s’était passé au bal, cela semblait l’avoir… Vexé ? Agacé ? Il était intrigué, mais n’allait pas demander.

- A défaut d’être bien, intéressante c’est toujours quelque chose d’un peu plus positif… Il me semble.  

Il avait toujours beaucoup de satisfaction à voir les lèvres de Jon s’étirer ainsi, et fêta cette victoire en se servant un verre de vin. Arthur ne comptait pas devenir trop alcoolisé, surtout pas devant tous les requins présents dans la salle. Si par malheur l’un d’entre eux connaissait la famille Doyle, cela ne ferait qu’entretenir la rumeur – qui n’en était pas une – de l’alcoolisme qui se transmettait à travers les générations. Il fronça les sourcils, verre au bord des lèvres, en l’entendant parler de courtisane. La chaire ne provoquait en lui aucun désir lorsqu’il n’y avait pas d’amour. Pourquoi, en se disant cela, pensa-t-il soudainement à Clarence, son intelligence et ses secrets qui provoquaient chez lui un sentiment dangereux, c’était un mystère qu’il préféra jeter violemment dans un coin de son esprit, pour y réfléchir plus tard. Ou jamais. Il espérait ne pas avoir l’air aussi perturbé qu’il se sentait.  

- De même, bien que j’eusse envie de sociabiliser un peu… Je regrette toujours de me rendre à ces fêtes, je devrais savoir depuis le temps que toutes les soirées mondaines se ressemblent. Pour ce qui est de la courtisane, tout ce que j’en ferais c’est lui offrir de l’argent sans rien vouloir en retour, les aventures ne m’intéressent pas, et lui dire de faire attention à qui elle propose ses services, certains hommes peuvent être dangereux… Mais Monsieur Haley, je ne sais pas comment prendre votre phrase… Vous auriez eu envie de voir ce que je ferais avec elle, assis dans la chambre, avec nous ?

Il lui adressa un sourire insolent, qui partit bien vite lorsqu’il entendit le rire peu élégant de Léonie derrière lui, lui indiquant qu’elle écoutait leur conversation. Il se tourna vers elle pour la fixer, joues légèrement rougis, et elle feignit l’innocence, salua l’inventeur d’un geste de la main et un clin d’œil, susurra un « amusez-vous bien » tout en sous-entendu, avant de disparaitre dans la foule, verre et petit-four dans chaque main.  

- Hm… C’était… Une amie. N’y prêtez pas attention. Si nous ne complimentons personne lors de la soirée, peut-être aimeriez-vous plutôt critiquer ? C’est un de mes passes temps favoris, ragoter avec les gens que j’apprécie. Regardez, cet homme là-bas, avec la femme à son bras ? Il la trompe avec le dessinateur qui se trouve près de la fenêtre, qui lui jette des regards depuis un bon moment, en espérant qu’il soit libre pour l’emmener dans une des chambres. Sa femme quant à elle n’est pas mieux, elle ne fait que sourire à l’un des serveurs, dans le même but. Il y a des chances pour qu’ils finissent tous les quatre dans le même lit.

Il se tût enfin, prenant le temps de siroter sa boisson, avant de marmonner dans son verre.

- Elle est enceinte, mais ils ne sauront pas de quel père.

Jon afficha un sourire plus franc devant la réplique d'Arthur. C'est vrai que sa formulation et sa description de cette soirée ne sonnait pas très joviale. Il porta son verre à sa bouche, mais avant d'en boire une gorgée, il précisa :

« Il me semble aussi oui. » Cela le fit rire quelque peu, rire qu'il tua d'une rasade alcoolisée.

Il s'épancha sur sa venue dans ce genre de soirée, et sur la courtisane que le commanditaire avait tenté de lui octroyer pour la nuit. Ce type ne reculait devant rien pour un bon papier, et il espérait certainement attendrir ces messieurs avec des gourgandines de haut vol. Cela aurait pu marcher pour Jon, il était du genre à être beaucoup plus détendu, débarrassé de sa testostérone, mais l'homme à la tête de la soirée avait manqué de clairvoyance.

Il s'était sans doute imaginé que de proposer une rousse, point faible de l'industriel de la firme Halley, allait lui faire plaisir et lui délier la langue. Malheureusement... Quand Jon avait recours à des prostitués, ses consignes étaient claires : pas de rousses. Simone devait rester la seule et l'unique. La seule et l'unique femme qu'il devait aimer. S'il "consommait" une rouquine, il aurait trop peur de l'aimer dans la petite mort, fiché en elle, faible et attaquable par ses sentiments, et de la désirer. Il la reverrait plusieurs fois, s'enticherait, essaierait de la convaincre de l'aimer comme il l'aimerait lui, et ce ne serait qu'une compensation infructueuse qui le rendrait plus malheureux et qui le conduirait à aller plus loin que de sucer le canon de son arme à feu.

Il était hanté déjà par son ingénieur, Amélia, et c'était un combat qu'il n'était pas certain de gagner, pour ne pas dire qu'il l'avait probablement perdu le jour où il avait posé le regard sur elle. Il ne devait pas se rajouter d'autres embûches sur son chemin vers le retour de sa femme.

Pour sa part, il ne lui donnerait pas un seul billet. Elle connaissait surement son métier, et peut-être qu'elle avait évité le pire loup de la soirée, encore qu'il n'était pas très dangereux avec ces dames, ayant plutôt des désirs simples, bien qu'il avait une revanche à prendre avec une nécromancienne qui l'avait traité comme une pute, lui.

Heureusement, il ne buvait pas quand il lui posa sa dernière question.

Jon arqua un sourcil, commençant à sourire quand il vit une femme derrière Arthur rire, ce qui fit tomber le sourire insolent de son interlocuteur qui avait manifestement voulu le surprendre. Chose réussie même si ça se retournait contre lui. Jon garda un sourire aimable sur le visage en toisant la jeune femme, à laquelle il répondit d'un hochement de tête et d'un petit :

« Comptez sur nous mademoiselle. »

La situation s'était renversée. Si Jon n'était pas gêné le moins du monde, les joues rosies d'Arthur ne lui échappèrent pas. Il ne put pas rebondir cependant, que ce dernier lui expliquait que c'était une amie et qu'il ne devait pas faire attention. Il se contenta de sourire de façon énigmatique, alors que l'auteur embrayait sur le programme de la soirée.

Il observa les cibles de ses ragots, analysant le petit quatuor. Clairement, il n'aurait pas supporté de partager sa femme, et il aurait pu se montrer violent avec un autre homme qui se montrait trop entreprenant.

« Elle est enceinte ? » demanda-t-il surpris en reportant son attention sur le jeune homme. « Comment le savez-vous ? Vous êtes le père ? » demanda-t-il, en blaguant qu'à moitié.

En tout cas, il n'était pas tellement ouvert sur les relations homosexuelles, comme beaucoup d'hommes de son époque. S'il n'en était pas à s'offusquer et à crier au scandale, à l'hérésie et à tout le tintouin de certains, il considérait quand même que les choses normales devaient se dérouler entre un homme et une femme. Son anticonformisme connaissait l'une de ses limites.

« Malgré tout, je n'irai pas non plus dans leur chambre pour voir ce qu'ils y font, pas plus que dans la votre. Je voulais juste savoir si vous céderiez aux chants des sirènes de notre hôte, ou pas. Mais s'il vous plaît d'avoir du public, je connais au moins deux clubs de gentlemans qui permettent ce genre de chose. Je peux vous conseiller ou vous donner vos entrées. »

Mais, l'industriel ne manqua pas de revenir sur le sujet intéressant de la soirée.

« Et concernant votre amie, que pouvez vous me dire d'elle ? Elle semblait très intéressée par notre discussion et je n'ai pas le loisir de l'avoir reconnue. »

Après tout, elle avait fait rougir Arthur, ce qui était intéressant en soi.

Il appréciait toujours discuter avec l’inventeur, bien qu’ils n’eussent pas tellement l’occasion de se rencontrer souvent. Ce qui était tout à fait normal, puisqu’ils étaient tous deux très occupés. Jon était quelqu’un d’intriguant et, Arthur ne pouvait que le supposer sans réfléchir à des théories, qui semblait cacher quelque chose de plus sombre qu’une simple envie d’améliorer le quotidien des londoniens avec ses inventions. Contrairement avec d’autres personnes, l’écrivain n’avait pas réellement envie de savoir ce qu’il cachait. Il lui faisait, peut-être trop naïvement, confiance – autant qu’on le pouvait quand on tenait les autres à l’écart -, et ne pensait pas que ses travers concernaient des meurtres ou autres pratiques qui nécessiteraient son intervention. Puis, les secrets faisaient le charme des personnalités tel que la sienne, de quoi ravir son esprit littéraire.  

L’expression de l’autre homme avait été amusante, et l’enchanta malgré le retournement de situation engendré par plus fort que lui dans l’art de gêner – Léonie. Heureusement pour lui, la conversation dévia sur ses ragots plutôt que discuter de la rougeur de ses joues. A la question de sa potentielle paternité, il ne pu s’empêcher de juger du regard, rouler des yeux ; mais néanmoins sourire. Sourire qu’il perdit lorsque le sujet revint sur sa plaisanterie. Il aurait dû s’y attendre. Tout comme il n’était pas étonné que Jon le questionne sur Léonie.

- Non ce n’est pas moi le père, et si j’avais eu une aventure avec elle – ce qui est impossible – comment le saurai-je ? Je le sais car elle ne boit pas d’alcool mais ses yeux trahissent son envie d’un verre en se dirigeant sans cesse vers celui de son compagnon, et en observant ses formes, son ventre surtout. Pour ce qui est du club : je suis immune aux chants des sirènes, vous savez. Je plaisantais seulement. Je ne préfère pas avoir de public. Même si c’était le cas, ce genre d’activité ne m’attire aucunement si je n’ai pas d’attaches, et puisque je n’en ai plus depuis plusieurs années...

Il haussa les épaules en guise de conclusion, puis bu quelques gorgées de son alcool, se retenant de justesse de finir ce dernier.

- Elle se prénomme Léonie, elle travaille dans un cabaret qui commence à avoir une réputation chez les nobles, surtout elle. Pour ce qui est de l’intérêt pour notre discussion, elle apprécie les potins, et ma compagnie. Pourquoi, êtes-vous déjà importuné par ma présence et souhaitez me fuir pour la sienne ?

Il ne manqua pas de lui offrir un sourire en coin. Arthur plaisantait, bien qu’il ne serait nullement vexé si Halley répondait que oui, sa présence agaçante n’était plus la bienvenue. Il était habitué à avoir cet effet sur autrui lorsqu’il décidait de montrer cette facette de lui-même, pourtant plus honnête que son habituelle politesse.

Intéressé par la réponse de son interlocuteur, Jon l'observait tranquillement tandis qu'il détaillait son raisonnement qui l'avait conduit à affirmer - car il n'avait pas supposé - que cette femme était enceinte. En soit, tout ce qu'il disait ce tenait, mais pouvait s'expliquer autrement si on le souhaitait. Est-ce que Jon prendrait volontairement le contre-pied de son ami pour le taquiner et poursuivre dans cette lancée ?

Ce que ne se privait pas de faire Arthur cela dit. Sa question lui arracha un rictus tandis que son regard d'acier virevoltait vers Léonie alors qu'ils parlaient d'elle. C'était une belle femme, quoiqu'un peu banal, mais qui avait quelque chose qui la sortait du lot. Du moins, à son sens. Cependant, il n'avait pas spécialement envie de tisser des liens ce soir. Il y avait du beau monde, et ce serait l'occasion de joindre l'utile au désagréable, mais il n'en avait pas spécialement envie. En fait, il n'avait pas envie d'être là.

Mais bon, la présence d'Arthur et son divertissement apportait une petite touche plaisante dans l'opération.

« Pas encore Arthur, pas encore, mais j'étudie les pistes de repli au cas où. » dit-il d'un air décontracté en lui adressant un sourire plus franc. Il s'enfila une gorgée de Whisky avant de se tourner un peu vers la salle, sa main tenant son verre revenue au niveau du bouton de son gilet qui tenait son nombril.

« Vous avez un sacré sens de l'observation, mais cela ne m'étonne pas pour un écrivain. , fit-il remarquer. Doublé d'un certain romantisme qui manque certainement à beaucoup d'hommes de nos jours, quoiqu'on en dise. Pour ma part, et ça doit être mon côté américain... dit-il en reportant son attention sur le romancier tout en hochant la tête je ne sais pas me serrer la ceinture très longtemps à ce niveau là. J'aime avoir de la compagnie de temps en temps, mais je ne choisi que des courtisanes. Le temps d'une nuit, parfaitement sans attaches. »

Il n'allait pas s'étendre sur le pourquoi, déjà qu'il parlait de ce genre de chose avec Arthur était un petit exploit en soi. Il restait habituellement très discret sur sa vie privée. Le faire ici n'était peut-être pas la meilleure idée du monde, surtout que le but de la soirée était quand même de récolter des ragots sur les gens pour les publier dans la presse. Mais son petit tour du regard avant de répondre à Arthur avait pour but de s'assurer qu'ils conservaient sans une autre "Léonie" dans leur dos ou à proximité.

« Et sans public. » finit-il par dire avec un sourire. Il se déplaça légèrement pour prendre à manger, cela épongerait un peu le Whisky qu'il ingurgitait depuis toute à l'heure. Il avisa alors la table de billard.

« Dites voir Arthur, ne parierez vous quelques billets sur une partie ? »

Il connaissait l'attrait compétitif de son ami, et il espérait bien l'attirer dans une petite partie. Ce serait l'occasion de faire un peu le spectacle. Jon n'était pas mauvais au billard, même s'il jouait aux règles anglaises que depuis son arrivée à Londres.

- Choisissez soigneusement votre plan, où que vous allez je peux vous retrouver facilement.

Répondit-il avec un sourire taquin. Que serait un chasseur de la Ligue s’il ne parvenait pas à retrouver un humain dans un château ? Bon à mettre à la porte. Il espérait que sa plaisanterie ne sonnait pas comme une menace – bien que l’idée d’en être une est assez grisante.

- Ce n'est pas tant mon métier d’écrivain, déjà enfant j'avais ce... Talent d’observation. Cela ne plaisait pas à tout le monde, car il était doublé d’une franchise propre à la jeunesse. On n'aime pas vraiment les gens intelligents dans la société, vous devez le savoir, même mieux que moi. Pour ce qui est du romantisme il est dommage en effet que cela se perde. Je connais un autre américain qui n’est ma foi pas vraiment romantique non plus et ne sait pas garder son pantalon fermé bien longtemps, votre théorie se tient.

Arthur imaginait très mal Nathaniel Calloway se conduire de manière romantique, bien qu’il fût toujours bienveillant avec ses conquêtes. Il regarda l’inventeur sans jugement, hochant simplement la tête, pour une fois pas gêné d'aborder ce genre de sujet. Il était aisé de parler avec l’autre homme.

- Je peux comprendre. Pour ma part je préfère me dépenser physiquement d’une autre manière, je suis toujours en mouvement… je ne peux pas prétendre ne jamais ressentir ce genre d’envie non plus. Seulement, je n’éprouve du désir pour personne, pour que j’en ai il faudrait que j’aie des sentiments, et avoir des sentiments c’est hors de question. Si je suis tout le temps occupé, je n’ai ni le temps ni l’énergie d’y penser ou de faire quelque chose à ce sujet, en plus travailler c’est toujours utile.

Conclu-t-il en finissant son verre. Il hésitait à s’en resservir un lorsque la proposition de l’autre homme attira son attention.  

- Oh ? Serait-ce donc votre revanche du stand de tir ? Nous sommes à nouveau alcoolisés, toutes les conditions sont réunies pour parier.

Arthur lui fit un sourire en coin, visiblement enthousiaste à l’idée d’être en compétition avec l’autre homme. Il commença tout d’abord par reprendre un visage neutre, avant de se diriger vers le billard. Il serait fâcheux que les journalistes et autres accrocs aux commérages ici découvrent que Conan Doyle est capable de plus que de sourires polis (« de faux-culs » disaient certains, ils n’avaient pas tort), et surtout d’avoir l’air jeune. Ce ne serait guère pratique pour Halley également. Conan Doyle qui gambade joyeusement à côté de ce dernier, cela devait ressembler à des signes avant-coureurs de l’Apocalypse, ou quelque chose du genre.

- Puisque vous avez perdu la dernière fois, je vous laisse l’honneur de commencer.

« Si vous pouvez me retrouver facilement, ce n'est plus un plan de repli. » riposta l'industriel avec un sourire, nullement offensé, et ne se voulant pas spécialement offensant non plus, surtout qu'il ne le prenait pas comme une menace mais comme une taquinerie, un peu comme le suggéré le ton du romancier d'ailleurs.

Il en savait quelque chose oui. La société n'aimait pas toujours les gens qui réfléchissait mais ce n'était parfois pas que la société dans sa généralité. C'était aussi les gens qui réfléchissaient qui n'aimaient pas les autres gens qui réfléchissaient. Qui réfléchissaient pas comme eux. En gros, c'était juste l'humain qui n'était pas très laxiste et tolérant, voilà tout. Mais il y avait probablement des sujets sur lesquels il ne l'était pas du tout lui-même et il le reconnaissait bien volontiers. De toute façon, il n'avait jamais eu de problème à être un sale con aux yeux de quelqu'un. Tant qu'il plaisait à sa femme, le reste importait peu.

Maintenant, la question ne se posait même plus.

Son ami américain qui venait valider sa théorie sur sa nationalité lui arracha un rictus.

« Que voulez-vous, nous venons d'une culture dangereuse, loin de l'Europe, nous reproduire était une façon de survivre et coloniser ces terres. » argumenta Jon avec légèreté et amusement. « Il fallait savoir dégainer plus vite qu'un anglais. »

Il pouvait comprendre le point de vue d'Arthur de ne pas coucher sans sentiment. Il le comprenait même d'ailleurs. Il ne prenait que des courtisanes pour se satisfaire parce qu'il y avait un échange monétaire. Il payait une prestation comme s'il payait un coiffeur pour lui refaire la tête, ou comme s'il payait un médecin pour les soins qu'il lui donnait. Au fond, ce n'était rien de plus que ça. Il était paralysé par ses envies de chair et de luxure, il payait quelqu'un pour l'en débarrasser momentanément. Aucun sentiment, juste un achat nécessaire.
C'était une façon de penser très particulière et guère valorisante pour les personnes, mais il s'en contrefichait.

« Je me dépense physiquement aussi, mais vient un temps où j'éprouve le besoin de sentir un corps contre moi et d'en profiter. Je peux lutter contre cette envie pendant un long moment, mais tôt ou tard, il me faut l'assouvir, sinon...  Il se tapota sur la tempe avec sa main qui tenait son verre, son index détaché du cristal.   Sinon je ne pense plus à rien de bien concret, ce qui est assez inconvenant pour un industriel doublé d'un inventeur, vous en conviendrez. Du coup j'ai le temps puisque mon travail n'avance pas. »

Il afficha un rictus poli. Ce n'était pas le genre de conversation qu'il avait tous les jours mais cela ne le dérangeait pas. Il espérait juste qu'aucune oreille indiscrète ne se promenait dans les environs, sinon il voyait déjà les gros titres.

« Mais je comprends votre point de vue, je garde mes sentiments pour ma femme. Le reste n'est qu'une consultation médicale, voilà tout. Ceci dit, j'admire le fait que vous n'êtes pas embarrassés de ce genre de considérations physiques. » souligna Jon avec un hochement de tête.

Son regard se posa sur le billard. L'idée de provoquer un peu le jeune homme sur un nouveau pari germa assez rapidement dans l'esprit de l'américain qui proposa donc l'idée.

« Toutes les conditions sont là en effet. Voyez ça comme une revanche ou comme une nouvelle mise, comme voulez. »

Il acquiesça une nouvelle fois et vida son verre de Whisky d'une traite pour en reprendre un autre et ainsi, arriver armé au billard. Il y avait d'ailleurs quelques boites de cigares qui traînaient autour de la table, sans doute pour donner un air plus solennel aux joueurs. Jon ne se fit pas prier pour en tirer un, doucement aromatisé à la vanille. Il le respira tandis que Arthur lui faisait la galanterie de le laisser commencer. Bien. Jon adorait casser au billard.
Pour sa part, il ne se souciait pas vraiment des regards des convives, ni même des quelques femmes qui vinrent s'installer sur les petites tables autour, accompagnées ou non d'un homme. Il reconnu la courtisane rousse que l’hôte lui avait envoyé. Elle était jolie, et elle lui aurait certainement fait passer une bonne nuit, mais il ne voulait pas de médecin avec cette couleur de cheveux.

« Je n'ai pas encore réfléchi à ce que j'allais vous demander quand j'aurai gagné. » dit-il en passant près du romancier, sans trop élever la voix pour ne pas être entendu spécialement des convives.

Il attrapa une queue rangée dans un support contre le mur et commença à lui lustrer l'embout avec de la craie bleue. C'était important de bien préparer les choses. Le triangle agençant les boules fut levé, et l'homme se pencha sur la pelouse pour viser la blanche qu'il allait propulser dans les autres boules de couleurs.
Les règles étaient simples au billard anglais : Une fois une couleur attribué, rouge ou jaune, il fallait rentrer les sept billes correspondantes avant de tenter de tirer la noire. Chaque tire de la blanche devait toucher une bille de la bonne couleur en premier, et la bille de la bonne couleur qui était touchée devait soit entrer dans un trou, soit toucher une bande, sous peine d'une pénalité.
Les pénalités étaient là aussi très simple, puisque le joueur adverse pouvait replacer la blanche dans le "D" de départ, ou la laisser au même endroit, et il avait le droit à deux coups.

Il frappa un grand coup mais aucune boule ne vint se loger dans un trou. Le jeu était étalé,  et c'était maintenant le tour d'Arthur. La partie était lancée !

Spoiler: