Cursed Cards  -  Cailean [mission]

Oh non mon petit, ça ne va pas aller du tout, cela se voit à ta tête, à ton corps entier même, cela s'entend à ta voix. Je me mords la lèvre. Il est encore traumatisé par ce qu'il lui est arrivé. Alors je me garde bien d'intervenir durant son pénible récit, je cesse même de manger pour poser mon bol encore à moitié plein dans un coin.
C'est atroce. Son innocence et son avenir prometteur qui ont volé en éclat en l'espace de quelques heures. A cause d'un incendie. Il n'y a rien de pire qu'un incendie. Le bruit, les claquements tonitruants, les grincements, le chant des flammes. Les odeurs, de fumée, de bois, celles, plus acres, de matériaux qu'on ne brûle pas habituellement. La chaleur, qui reste même bien longtemps après que le feu ait été éteint, les cendres, la suie grasse et puante qui colle partout, macule les lieux. J'en ai vécu un, une fois, lors d'une de mes premières expéditions, alors que je suivais Chester pour apprendre toujours plus de choses sur le monde qui nous entoure. Fort heureusement, nous n'avons rien perdu. Je n'ai même pas eu vraiment peur, à vrai dire, malgré mon jeune âge -plus jeune que Cailean si je ne m'abuse. Mais la situation était bien différente.

-C'est terrible ce qu'il t'est arrivé… je murmure doucement. Vraiment terrible, et tu es très très courageux de continuer à aller de l'avant comme ça…

Bon nombre n'auraient même pas cherché à comprendre et se seraient laissés dépérir, vivraient encore coincés dans le passé.

-Tu as été assommé… ce n'est pas de ta faute Cailean… tu as fait de ton mieux, tu fais toujours de ton mieux, je ne te connais pas depuis longtemps mais cela se voit…

Je me rapproche et prends instinctivement une de ses mains dans les miennes, l'enveloppe complètement de chaleur et de douceur. Je ne sais pas si il a besoin d'être consolé d'un point de vue physique, ou si, au contraire, il préférerait que je le laisse tranquille. Dans le doute… il peut au moins se dégager facilement de ma prise.

-Si je peux faire quelque chose pour t'aider… au moins à te sentir un tout petit peu mieux… je souffle.

-Cailean… ne…

Je m'interromps. Je voulais lui dire qu'il n'était pas lâche, que cette fuite n'est pas une preuve de manque de courage, mais… mais je crois que je le comprends. Il culpabilise. Il se trouvera toujours lâche, coupable et faible. Comme… quand j'ai réussi à fuir l'Arabie en laissant derrière moi les deux seuls hommes de mon expédition encore vie. Ce sentiment, ce regroupement d'émotions, d'événements et de souvenirs, tout mélangés, ça doit avoir un nom, non ? Si cela peut toucher plusieurs personnes dans le monde…
Il ne se dégage pas de ma prise. Alors je presse à peine plus fort sa main, pour essayer de lui faire comprendre qu'il peut compter sur moi.

-Écoute Cailean… tu… je sais que… que tu ne vas pas réussir à comprendre ce que je vais essayer de te dire… je ne veux pas dire que tu es bête, mais juste que des fois, il y a des choses qu'on n'arrive pas à entendre parce qu'on n'est pas prêt et qu'on croit dur comme fer à autre chose… mais je… je veux essayer de te le dire quand même…

J'inspire.

-Si ça t'embête trop ou que ça fait trop mal ce que je dis tu m'arrête mais… mais je veux insister parce que… moi je te trouve courageux. Je te trouve courageux d'être encore debout, d'essayer de continuer et de… de trouver… de faire quelque chose de ta vie… peut être que tu es parti de la où tu vivais avant, mais ce n'est pas pour autant que c'est une fuite… quand on met la main dans…

… le feu. Non mauvaise idée. Quoi alors ? Des orties. Des orties, c'est bien.

-... des orties, ça fait mal, ça pique, ça brûle. Après ça, quand on voit des orties dans la nature, on les évite pour ne plus se faire mal. On n'est pas lâche pour autant. On est juste prudent. On veut juste ne pas avoir mal. Tu es parti parce que tu ne voulais plus avoir mal, ou plutôt, parce que tu voulais essayer d'avoir moins mal.

Je tente de croiser son regard.

-Et surtout, ce n'est pas de ta faute.

Il y a des gens qu'on ne peut pas sauver, même avec toute la meilleure volonté du monde.

-Toi tu as fait tout ce que tu as pu… j'en suis certain… et j'espère qu'un jour tu réaliseras ça… j'achève doucement.

Il persiste à dire que c'est de sa faute. La mort de sa soeur, ou de sa mère, je ne sais pas qui est Eilidh. Il lâche ma main, et je n'insiste pas, je ne force ni le contact, ni les mots de réconfort. De toute façon, rien ne sera suffisamment adéquat pour le soulager. Il change de position, se mouche, reprend son bol et j'essuie une dernière larme rebelle sur sa joue du bout d'un doigt alors qu'il s'abîme dans la contemplation de son bol, dont il avale machinalement le contenu. Je me rassois par terre, ni trop près ni trop loin de lui, et reprends mon repas, essayant de savourer au mieux ma part de ragoût malgré la peine que je ressens à le voir si fragile et endolori.

Je lève les yeux sur lui, surpris lorsqu'il parle de sortir.

-On ne va nulle part Cailean… Tu as besoin de te reposer, et moi aussi. La chapelle attendra demain, le pub également. Nous irons à l'aube, de toute façon, je ne serais vraiment pas à l'aise pour aller explorer les lieux de nuit. C'est trop effrayant.

Enfin, un peu effrayant, en réalité mais… peut être qu'exagérer un peu et avancer beaucoup d'arguments qui ne tournent qu'autour de moi finira par le convaincre. Il n'aura pas l'impression que je remets ses qualités et capacités en question. D'ailleurs, je n'ai aucun doute sur ce qu'il est capable de faire, mais j'en ai beaucoup trop sur le fait qu'il ne fonce pas tête baissée partout alors qu'il n'est clairement pas en état.

Apparemment, ma petite astuce est un succès, puisqu'il ne proteste pas. Je débarrasse les bols une fois ceux-ci vides, entreprends de rédiger quelques notes pour mon futur rapport, puis nous nous couchons enfin.
Je ne dors que d'un oeil, prêt à intervenir si le petit à besoin de moi d'une façon ou d'une autre.

Quand l'aurore se décide à pointer le bout de son nez et qu'une légère lueur grise éclaircit la pénombre de la chambre, je me lève sans un bruit pour m'habiller. Ça doit bien faire une heure que je suis éveillé de toute façon. Toujours en silence, je descends quémander un solide petit déjeuner à l'aubergiste, qui se trouve aussi ravi de nous préparer ça que de voir que je lui ai ramené le plateau du dîner. Les victuailles en main, je remonte et prends le temps de tout installer sur une petite table d'appoint avant de venir réveiller Cailean en douceur, une main sur son épaule.

-Cailean… il est l'heure de se lever… je murmure d'une voix que j'espère apaisante.

Il n'a pas dû tellement mieux dormir que moi. Au contraire même. Mais le devoir nous appelle, et nous nous devons d'y répondre.

-Comment tu te sens ? Pas trop de courbatures avec notre chevauchée d'hier ? je demande alors que je m'écarte pour lui laisser un peu d'air.