Huck Finn - Die in your dreams, wake up insane.

Le sel me brûle. J'étouffe, la bouche pleine d'eau au goût âcre et poissonneux. D'une poussée désespérée, j'arrive à gagner la surface, percer le liquide qui tente de m'emprisonner en lui, dans ses entrailles. J'inspire lourdement, entre deux quintes de toux, me débats contre cet ennemi improbable. Mes vêtements trempés m'alourdissent. Si je ne trouve pas très vite quelque chose pour m'aider à surnager, je vais me noyer. Comme un abruti.
Une nouvelle vague me submerge. Une nouvelle fois, je donne des coups de pieds, bats des bras et une nouvelle fois, je parviens à difficilement aspirer quelques goulées d'air. J'entends des cris, par intermittences. Des gens qui appellent. Des voix qui meurent les unes après les autres. Puis un renaclement familier, quelque part sur ma droite.
Une tâche blanche qui se détache sur les eaux et les cieux noirs.
Je tente de surmonter les remous pour la rejoindre. Ses mouvements m'entrainent mais je parviens à saisir une poignée de crins, au prix de quelques gorgées salées. Je ferme les yeux, le visage battu par le vent, la pluie, les embruns. Ma monture aura suffisamment d'instinct pour trouver une terre, bien plus que moi en tout cas. Je raffermis ma prise, agite tout de même mes pieds et mon bras libre pour participer à l'effort. Ne pas lâcher, surtout, ne pas lâcher, continuer à respirer... Des heures, des jours, des mois, peut être des années s'écoulent. La nage semble durer une éternité, nous luttons, malgré l'épuisement. Mes mouvements ralentissent pour bientôt cesser complètement. Je me laisse trainer, à bout de force. La jument ralentit, elle ne pourra pas nous sauver tout les deux, mon poids est de trop pour elle. Pourtant je ne peux me résoudre à la lâcher.
La tempête s'est calmée. Et au delà du sel, des algues, du poisson, il me semble percevoir une odeur de végétaux. Diffuse, à peine perceptible.
Peut être que je délire. C'est même très probable d'ailleurs.
Pourtant, Khamsin se redresse, émerge petit à petit. Ma botte bute sur quelque chose. Et enfin je comprends.
Du sable. Des rochers. Je prends pieds à mon tour, libère ma monture de ma prise et titube jusqu'au rivage quasiment invisible en cette nuit de tempête. Je ne fais que quelques pas hors de l'eau pour venir m'ecrouler contre l'animal qui vient de me sauver la vie. Elle aussi s'est couchée. Nous n'irons pas plus loin ce soir. Nous n'en aurons pas la force.


°°°


D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours apprécié l'eau. J'ai su nager très tôt, peut être bien mieux que je ne savais marcher d'ailleurs au début. J'ai grandit sur les rives d'un fleuve, et comme tout les enfants qui vivent à proximité d'un point d'eau, j'ai passé des heures à jouer dans et sur les flots avec une petite bande de garnements tout aussi pauvres et bien moins sages que moi. Nous avions même trouvé une grotte qui nous servait de repaire de pirates. Il m'arrivait parfois d'y passer mes nuits pour fuir le taudis qui nous servait de toit à mon père et moi. Quand je ne me décidais pas plutôt pour le gros tonneau qui bordait la cabane et duquel je pouvais voir les étoiles et la lune sans craindre d'être dérangé. Je crois bien que j'étais heureux. Tant que je n'étais pas enfermé entre quatre murs, ça ne pouvait qu'aller.
Mais bien entendu, l'innocence ne dure jamais très longtemps. Avec Tom, mon ami le plus proche à l'époque, nous avons eu le malheur de débusquer un trésor quelque part, un vrai, avec des vraies pièces, et voilà que nous sommes devenus les personnes les plus intéressantes de Saint-Petersbourg et de ses environs.
Une plongée directe en enfer pour moi. Il a fallu qu'un juge s'en mêle, que l'on décide soudain qu'il fallait quelqu'un pour s'occuper du garçon de treize ans que j'étais, qu'il fallait que j'apprenne la bienséance, les lettres, tout ce qui me faisait horreur en somme.
Mais je crois que je préfèrais encore la veuve et sa soeur à mon paternel à la gifle facile, surgit de nulle part un beau matin après des années d'absence pour clamer que c'était bien sa progéniture, cet espèce d'épouvantail bien habillé et très riche qu'était devenu son fils.
Ce jour là, il n'empestait pas l'alcool. Et c'est d'ailleurs peut être bien la dernière fois que c'est arrivé.


°°°


Ce ne sont ni le soleil, ni la chaleur qui me réveille, mais quelque chose qui bouge et finit par me faire chuter face contre terre. Je me redresse en crachant du sable pour poser un regard fatigué sur Khamsin, qui se lève péniblement. Ses membres semblent trembler tout autant que mon corps. Je l'imite bien maladroitement. Je serre les machoires pour éviter d'émettre le moindre son. Bon sang. Ma jambe gauche supporte à peine mon poids. Deux de mes doigts sont impossibles à bouger. En fait... J'ai mal partout. Je boitille jusqu'à ma monture, peu soucieux de la voir coucher méchamment ses oreilles.
-Eh... Bouge pas ma belle... Là... Tranquille...
Elle se laisse faire, à sa façon, comme à chaque fois. Elle grince des dents, pince les maigres couches de tissu qui couvrent ma peau meurtrie, sachant pertinemment que si elle va plus loin, elle prendra une petite claque sur les naseaux. Elle a toujours eu un sale caractère, et ce n'est probablement pas près de changer...


°°°


Notre rencontre près de trois ans plus tôt fut quelque peu... Chaotique. On va résumer cela plus simplement: elle a failli me tuer d'un bon coup de sabot.
Mais mon coeur était déjà épris d'elle depuis le premier regard.
Farouche. Sauvage. Inaccessible. Rapide. Nerveuse. Réactive.
La plus mauvaise des montures qui soit. Je ne pouvais que l'aimer.
Il m'a fallu du temps pour l'approcher sans risquer de me faire briser la machoire ou les cotes. Plus encore pour effleurer ses crins, sa robe blanche mouchetée de brun noisette. Puis ses naseaux gris sombres, veloutés, dilatés à la fois par l'excitation, la peur et la curiosité.
Son propriétaire, un éleveur lassé de ses humeurs, me l'a cédé pour une bouchée de pain.
Petit à petit, jour après jour, je suis parvenu à la mettre suffisamment en confiance pour l'approcher sans qu'elle ne me craigne, la débourrer, la dresser, lui apprendre la sociabilité... Et surtout, à ne plus mordre ni ruer sur le premier venu qui s'approchait un peu trop à son gout.
Ça a été long. Long, riche en émotions. En victoires. Et en apprentissages. Tant pour l'un que pour l'autre. Il y a eu des chutes. Des bleus. Des bosses. Des crises de nerfs. Des traces de dents sur les bras -et même les fesses, une fois. Il y a eu des petits accidents vestimentaires qui ont fini par me faire comprendre que cacher une pomme ou une carotte dans une poche n'était définitivement pas une bonne idée. Il y a eu des éclats de rire aussi, face à ses grimaces, face à ma bétise aussi qui a conduit à plus d'une situation cocasse.
A force de patience, elle est devenue ma plus fidèle compagne. Il m'est difficile de la laisser derrière moi, de me séparer d'elle, lorsque cela est parfois nécessaire. Il m'est encore plus difficile de la voir blessée...


°°°


Mes doigts courent sur sa cuisse tachée de sang. Fort heureusement, la blessure est superficielle, bien qu'impressionnante. Moins grave que celle de ma jambe je crois. Enfin... nous aurons tout deux quelques cicatrices en plus si nous maintenons les plaies propres. C'est tout.
Mon regard se perd sur la désolation qui nous entoure. Du sable. Une herbe rase et sèche, jaunie par le sel des embruns. Quelques pins vaillants mais fatigués.
-Il faut.... Il faut qu'on trouve de l'eau.
Oui. Je parle à un cheval. Ça semble stupide. Mais au moins ça m'évite de devenir fou. J'attrape ses crins d'une main, la tire doucement vers moi jusqu'à ce qu'elle m'emboite le pas.
Les deux âmes solitaires que nous sommes ont vite fait le tour de l'île. Pas d'eau. Du moins, pas d'eau sans sel. Pas d'eau... Pas de vie. Pas de vie... Mort assurée. Choueeeeette.
Il semble bien y avoir des terres, de l'autre côté de la mer, potentiellement suffisamment grandes pour qu'on puisse trouver de quoi boire. Mais tenter la traversée n'est pas vraiment prudent.
Ceci dit, entre mourir de soif, et mourir noyé, je ne sais pas ce que je préfère.
La soif, ça me connait malheureusement. Pas la petite soif qui nous fait instinctivement nous lécher les lèvres et frotter notre langue contre notre palais. Mais celle qui nous pousse à nous jeter sur n'importe quoi de liquide pour l'étancher.
La noyade par contre... J'ai toujours réussi à lui échapper jusqu'ici. Ne serait-ce qu'hier, par exemple. J'ai parfois l'impression de jouer au chat et à la souris avec cet élément impétueux et sans pitié.


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La première fois que j'ai vraiment frôlé la mort par noyade remonte à... Longtemps, beaucoup trop longtemps même. Une autre vie. Pris dans les remous d'un bateau à aubes, je n'ai eu d'autres choix que de m'enfoncer dans le liquide pour éviter qu'il ne m'écrase. J'avais d'ailleurs pris mon temps avant de refaire surface, effrayant mon ami Jim par la même occasion au point de lui faire hurler mon surnom à en perdre la voix.
L'enfant stupide que j'étais avait trouvé cela bien drôle.
Pas sûr que j'en rirais maintenant. Même si je crois qu'à l'époque, j'avais de sérieux soucis avec la mort. A vouloir sans cesse faire croire qu'elle m'avait prise. Vous en connaissez beaucoup des gens qui vont tuer un sanglier dans l'idée d'en répandre le sang de partout dans leur cabane pour faire croire à un meurtre horrible avant de cacher la bestiole dans un coin ?
C'est grâce à cela que j'ai pu fuir mon paternel et ses bouteilles de whisky. J'ai pris deux trois choses utiles, gagné une petite île au milieu du fleuve et moins de deux jours après, je descendais le Mississippi en radeau avec Jim, qui se cachait lui aussi pour une raison que j'ai depuis oublié.
Nous avons fait quelques escales de ci de là. Nous avons eu des compagnons de route dont nous nous serions bien passé.
J'ai recroisé Tom également, toujours aussi compliqué et casse-cou, dont la joie la plus extrême a été atteinte lorsqu'il s'est fait toucher au mollet par une balle. Je le traiterais bien de fou, mais... Je n'étais pas forcément plus sain d'esprit.
Puis, un jour, nous avons décidé de reprendre notre voyage Jim et moi. Nous avons reconstruit un radeau pour traverser les bayous jusqu'à la côte. Nous nous sommes ensuite embarqué clandestinement sur le premier navire venu. Nous avons vécu de vols sans jamais nous faire prendre, et bien qu'à la fin, il manquait quelque peu de nourriture, le voyage ne fut pas si désagréable.
Nous avons posé le pied sur une nouvelle terre, un nouveau continent -bon, à vrai dire, cela n'était pas aussi glorieux que ça en avait l'air puisque pour quitter l'appareil sans se faire repérer par le marin de quart, nous avons dû sauter à l'eau dans le port. Fort heureusement, la nuit était chaude- notre future royaume du crime. D'Urban.
Pendant longtemps, nous avons vécu comme des rois à force de vols à la tire et même carrément dans les poches des riches passants.
A ce jour, je suis toujours capable de tirer une montre à gousset d'une poche et de partir avec sans me faire prendre. Je m'en amuse parfois en faisant la mauvaise blague à mes amis.
Mais plus jamais je ne volerais réellement. Enfin, du moins, tant que cela ne relève pas d'une urgence vitale.
J'en ai fait la promesse à l'homme qui m'a un jour attrapé la main dans le sac, littéralement, et qui m'a par la suite façonné tel que je suis.


°°°


-Il y a dix-sept arbres Khamsin. Je les ai compté.
Assis contre le tronc gris de l'un des pins, je lève les yeux sur la jument qui machônne quelques pauvres brins d'herbes moins secs que leurs compatriotes.
-Tu t'en moques complètement.
Je soupire.
-Dix-sept arbres, pas la moindre goutte d'eau, pas la moindre chose à manger.
J'ai bien tenté de pêcher, mais entre mes doigts brisés et ma jambe blessée... Ce n'était guère glorieux. Sans compter qu'au fur et à mesure de l'avancée du temps, je me suis découverts d'autres plaies et bosses elles aussi bien sympathiques.
Mon regard se pose sur l'horizon, sur l'ile qui trône au milieu des flots azurs. Il me faut trouver le courage de m'y rendre. C'est peut être notre seule chance de survivre.


°°°


Du courage, il m'en a fallu pour lever les yeux sur l'homme qui serrait mon poignet qu'il venait d'extirper de sa besace pleine de victuailles. Jim n'a pas fuit, nous étions tellement saisis que nous étions incapables de réagir ou de nier notre forfait. Nier aurait d'ailleurs été parfaitement stupide.
L'homme a longuement hésité quant à notre sort. Nous dénoncer à la police ? Nous donner en pâture aux lions ? Ou nous garder avec lui jusqu'à ce que nous ayons payé une forme de dette de pardon ?
Effrayé à l'idée de me retrouver enfermé ou dévoré -à ce jour, je ne sais toujours pas s'il était sérieux à propos des lions- j'ai opté pour la troisième solution. Jim a suivi sans hésiter, fidèle à son jeune ami de quinze ans.
Et c'est ainsi que nous nous sommes retrouvés sous l'égide de Chester Kingsby. Chasseur, naturaliste et scientifique célèbre dans le coin et surtout, aisé et prompt à aider la population de D'Urban dans à peu près n'importe quelle situation.
Je ne sais pas si il a remarqué d'office le potentiel que j'avais. Mais les choses étaient telles que je me suis retrouvé à de nouveau apprendre avec tant de bien que de mal les lettres et les chiffres. Pourtant, cette fois, je m'appliquais, je m'impliquais, également. J'étais curieux, intéressé, car la lecture me permettait d'en apprendre plus sur cet homme et ses actions. Mes progrès tout d'abord stagnants sont rapidement devenus fulgurants, au point que je rejoigne bientôt son premier apprenti de deux ans mon aîné, Tibbs. Jeune homme qui deviendrait par la suite mon meilleur ami jusqu'à sa mort prématurée...
D'apprentissage théorique nous sommes passé à la pratique. Nous avons tout d'abord suivi notre mentor sur des petites missions simples. Attraper un zèbre isolé et blessé qui s'attaque aux cultures pour le soigner et le ramener à son groupe. Abattre un vieux léopard solitaire qui rode trop près de la ville et dont l'agressivité n'a d'égale que la dangerosité.
Petit à petit, j'ai gagné en liberté. La dette s'est effacée, et si je suis resté auprès de lui, c'est par curiosité et soif d'aventure permanente. Jim, lui, s'était lié d'amitié avec les gens qui s'occupaient de l'immense domaine savanier de notre protecteur. Je crois qu'il était heureux.
Petit à petit, notre territoire d'action s'est élargi, pour finalement s'étendre au delà des mers. Kingsby nous emmenait Tibbs et moi courir le monde sous n'importe quel pretexte, avide de connaissances sur tout et particulièrement la nature et l'histoire.
C'est à cette époque que j'ai commencé à rédiger petit à petit des carnets, d'abord succins, avares de contenus, puis de plus en plus complets, illustrés, et pas uniquement de faits scientifiques et de découvertes diverses et variées.
En moins de cinq ans, il me fit suffisamment confiance pour mener mes premières missions à bien, en son nom. J'ai enchaîné les expéditions avec plaisir et mes carnets servaient autant de journeaux intimes que de rapports. Les années ont filé plus vite que jamais, et moi, j'étais au comble du bonheur.


°°°


Je tire comme un forcené sur les crins de la jument, qui, couchée dans le sable, résiste farouchement.
-Allez Khamsin-euh ! Tu peux pas rester là, tu vas mourir de soif !
Je m'accroupis de nouveau près d'elle, essayant de la pousser de tout mon poids. Mais rien n'y fait. Je me relève et recommence à maltraiter sa crinière. Je perds patience.
-Espèce de bourrique si tu viens pas je te transforme en civet d'âne ! ALLEZ REMUE TON SALE FESSIER DE PONEY MAL ÉLEVÉ NOM DE NOM !!! JE TE PREVIENS JE SUIS SÉRIEUX J'AI DEJA MANGÉ DU CHEVAL ET J'HESITERAIS PAS À RECOMMENCER SI TU ABUSES TRONCHE DE MULE AU CERVEAU TRÉPANÉ !!!
Je pousse un cri rageur et fini par lâcher prise, tombant à la reverse juste sous ses naseaux. Je pose une main désespérée sur son chanfrein.
-Je veux pas te perdre... je murmure. Mais je ne veux pas mourir sans me battre.
Le coeur lourd, je me redresse et m'éloigne, les poings serrés. Je frissonne en m'enfonçant dans l'eau, résistant péniblement à l'envie insupportable qui me taraude de me retourner. Ma résolution s'effondre complètement lorsque je l'entends hennir de façon déchirante. Immergé jusqu'au cou, je fait volte face pour voir ma monture piaffer et ronfler d'angoisse.
Je l'appelle doucement, puis plus fort. Enfin, elle se décide à faire quelques pas timides dans le liquide.
-Ouiiii, ouiiiiii, c'est ça, viens ma belle, c'est bien !
Je barbote à reculons, surveillant sa progression, l'encourageant de quelques mots, de son nom. Et nous voilà bientôt au large, en train de nager vers l'ile la plus proche dans l'espoir d'y trouver de quoi survivre. Pour de bon.


°°°


A vrai dire, je n'ai pas menti quand j'ai hurlé à ma jument que j'avais mangé du cheval. C'est réellement arrivé. Une fois. Et j'espère que ça n'arrivera plus jamais. Parce que, déjà, j'aime beaucoup trop ces animaux. Et qu'ensuite, cru, c'est absolument immonde. Même quand on meurt de faim et de soif.
Pour l'anecdote -si je puis dire, mais je ne vois pas vraiment ce qu'il y a de drôle là dedans- c'était un pur sang arabe alezan magnifique qui m'a doublement sauvé la vie: en m'entrainant à travers le désert et en s'écroulant raide mort de fatigue.
Les souvenirs que je garde de cette période sont diffus, flous et imprécis fort heureusement. Bien qu'ils hantent mes cauchemars et mes délires de fièvre avec une violence et une précision parfois extrême, le reste du temps, ils sont loin enfouis au fond de ma mémoire dans un espace auquel je me refuse d'avoir accès. Je les ai volontairement occultés, tus, effacés.
Dieu merci.
Je suis tout à fait incapable de raconter à qui que ce soit comment nous avons été capturés lors d'une banale expédition en Arabie. L'Enfer qui en a découlé pendant deux ans. L'esclavage, la perte de mes compagnons d'aventure un à un, dont Tibbs qui est devenu fou, que j'ai regardé droit dans les yeux alors que mes doigts serraient sa gorge jusqu'à ce qu'il rende son dernier souffle. La chaleur insupportable, les coups, de plus en plus forts et nombreux parce que je tentais de résister malgré tout, le fouet qui m'a arraché le dos jusqu'à ce que je n'ai plus une once de peau intacte... Pour n'évoquer que cela.
Et ma fuite, sur ce cheval que j'ai poussé jusqu'à épuisement, à peine conscient de mes actes, de mes gestes. Il ne restait qu'un instinct de survie purement animal en moi.
Je me souviens aussi d'une salle des machines bruyante, de la savane qui m'entouraient de nouveau, rassurante, de voix et de visages familiers, réconfortants, de mon corps brûlant et tremblant, et de la souffrance qui me taraudait à chaque instant.
Quand celle-ci s'est enfin suffisamment atténuée pour que je sois un tant soit peu lucide, j'ai reconnu la chambre que j'occupais précédemment chez Chester. J'ai aussi reconnu un ami médecin que j'avais rencontré lors d'une expédition en Egypte et avec lequel je m'étais lié d'amitié. Il venait de me sauver la vie tout comme moi j'avais pu sauver la sienne auparavant.
La première chose que j'ai faite lorsque j'ai quitté le lit, c'est de remplir trois carnets. Pour vider mon esprit de cette affreuse mésaventure. Ceux-là, je ne les ai jamais relus, jamais réouverts même, je n'ai jamais laissé personne les consulter non plus.
La seconde, c'était de me perdre dans diverses lectures, d'étudier de nouveau.
C'est pendant ma longue convalescence que mon protecteur m'a parlé d'un organisme avec lequel il collaborait parfois pour des missions... Particulières. Connaissant ma curiosité, il n'a pas hésité un seul instant à rompre le secret. Il savait probablement déjà que mon intérêt pour ces choses ne serait pas purement théorique. Et que, soit je me déciderais à, tout comme lui, collaborer avec cette Ligue, soit je m'engagerais pleinement dans leurs rangs, toujours plus avide de découverte.
Il va de soi que j'ai choisi la seconde option.
J'ai donc gagné Londres avec mon ami médecin, qui faisait lui-même parti des rares élus de cette étrange confrérie, pour voir de quoi il en retournait.
Et j'ai de suite été séduit.

L'ennui, c'est qu'aujourd'hui, si je suis naufragé sur cette île avec ma bourrique de monture, c'est bien parce que j'étais en route pour effectuer l'une des nombreuses missions qu'ils m'ont confiées. Je crois bien qu'en quatre ans, je n'ai pas connu d'échec aussi catastrophique que celui-ci dans le travail qu'ils ont pu me confier.


°°°


L'eau du ruisseau est fraîche, et bien que mon estomac en soit déjà bien trop plein, je ne peux m'arrêter de boire tout de suite. Encore deux gorgées et je roule dans l'herbe en grognant de contentement.
La nage m'a épuisé. Le soleil accablant également. Mais au moins, ici, il semble qu'il y ait de quoi se nourrir. Il y a de l'ombre. Il y a tout ce qu'il faut en fait, sauf la civilisation.

Les jours s'écoulent lentement. J'ai trouvé refuge dans une grotte. Entre les débris du navire enfin ramenés par la mer et ce que j'ai trouvé sur place, j'ai pu construire quelques pièges, quelques outils.
Ce n'est d'ailleurs malheureusement pas la seule chose que les vagues ont échoué sur le sable.
La lisière de la plage compte trois croix en bois sommaires à ce jour...

Je n'ai aucune idée de combien de temps je suis resté ici.
Mais je ne nierais pas que j'ai poussé de sauvages hurlements de joie le matin où, enfin, après une éternité d'attente et de faux espoirs, j'ai vu un navire mettre une barque à la mer pour venir me chercher.
A genoux dans le sable, j'exultais de voir qu'enfin, enfin nom de Dieu, ENFIN, quelqu'un m'avait repéré sur le quinzième foutu bateau que je voyais passer.
Enfin, j'allais pouvoir retrouver ma ville d'adoption. Enfin...

°°°

31 mai 1902
Londres

Mon cher Chester,

Cela fait bien longtemps que je n'ai pas pris la plume pour vous donner des nouvelles. J'espère que vous me le pardonnerez, mais entre mes occupations à la Ligue -monter en grade implique encore plus de responsabilités- et ma santé préoccupante… qu'importe, j'espère que vous vous portez bien, et que je pourrais bientôt passer au domaine vous saluer et vous aider, comme au bon vieux temps. A l'occasion d'une mission en Afrique du Sud peut être… Je suis convaincu que nous serons bientôt réunis !
Mais si je vous écris aujourd'hui c'est pour vous annoncer un changement important qui a pris place dans ma vie tout récemment.
Non, je ne suis toujours pas marié ! Qui voudrait d'un mauvais danseur comme moi comme époux ? Sans compter le fait que je suis toujours par monts et par vaux, et incapable de me poser plus de quelques mois dans un même lieu.
Mmh, là n'est pas la question. Commençons par le début. C'est toujours le mieux, comme vous me l'avez bien souvent dit.
L'une des dernières missions que j'ai effectuée pour la Ligue, en compagnie de mon ami Sasha, a failli me coûter la vie. J'ai enchaîné trois crises terribles, qui m'ont laissé dans un état épouvantable, qui pouvait rappeler celui dans lequel j'étais lorsque vous m'avez récupéré après ma mésaventure en Arabie.
J'ai donc décidé de devenir un loup, avec l'accord de Tristan Hennessy, mon supérieur hiérarchique, et accessoirement l'Alpha de la meute que j'ai rejoint. Cela a permis de me sauver la vie en me guérissant de cette saloperie horreur qu'est le paludisme, et cela me permettra également de mener à bien chacune de mes missions et expéditions sans risquer la vie de mes coéquipier ou d'essuyer un échec cuisant dû à mon état de santé.
Le changement de ma nature est… compliqué, difficile à vivre, mais je crois que je vais très vite m'y adapter. Ma première transformation a été terrible, affreusement douloureuse, mais elle m'a réservé une surprise des plus étranges et agréables à la fois. Il s'avère que… je suis un loup oméga. Je ne vous ferais pas l'insulte de décrire leurs capacités, que vous devez certainement déjà connaître, mais l'auriez-vous cru ?! Moi non. J'aurais pensé ne devenir qu'un être banal parmi d'autres.
Petit bémol cependant: je ne maitrise absolument pas mes pouvoirs. J'ai donc accidentellement endormi Sasha déjà deux fois… et rendu toutes les personnes qui m'entouraient à la Ligue lors d'une réunion complètement…. Eh bien, je dirais, somnolents et… peut être un peu euphorique aussi…. détendu, dans tous les cas… c'est un peu ennuyeux, mais je ne désespère pas d'arriver à me maîtriser un jour prochain. J'essaie de me tenir à carreaux en attendant.
En dehors de cela, il n'y a rien de notable à signaler.
Oh, si. Khamsin. Elle ne me laisse plus l'approcher depuis que j'ai été mordu… J'espère que cela s'arrangera bientôt… vous savez à quel point je tiens à elle.

Je joins à cette lettre quelques esquisses et quelques croquis des derniers paysages que j'ai traversés, ainsi que quelques planches anatomiques de créatures intéressantes qui ont croisé ma route dernièrement. Cela fait si longtemps que nous n'avons pas voyagé ensemble, j'avoue que je m'en languis…

J'espère avoir de vos nouvelles bientôt, à défaut de vous voir pour de bon. Le bonjour à Jim !

Affectueusement,

Huck F.