Quand on n'a pas de tête, on a des jambes ! - Nath

Quand on n'a pas de tête, on a des jambes !

Vraiment, c'était trop bête... Peu importe où elle cherchait, elle ne mettait pas la main dessus. Elle se retrouva même à vider ses poches par terre et son petit sac qu'elle portait en bandoulière. N'avait-elle pas pris les clés ce matin en partant ? Plantée devant la porte de la maison, elle ne pouvait pas rentrer. Anastasis ne reviendrait pas avant la tombée de le nuit, et Eos pareillement... Ils avaient un emploi du temps chargé, mais ils semblaient le faire avec plaisir et passion.

Pour sa part, elle n'avait pas vraiment d’horaires fixes avec son travail, puisqu'elle était sa propre patronne... Elle pouvait rentrer tard ou bien un peu plus tôt comme aujourd'hui, tout dépendait dans quelle forme d'énergie créative elle arrivait à se mettre.
Et puis, pour le moment, les commandes ne pleuvaient pas. Elle n'était pas assez connue. Elle espérait bien y remédier en se lançant dans le monde tout nouveau de la mode, mais elle avait aussi peur d'attirer l'ombre noire sur elle... Déjà qu'elle prenait un risque en revenant travailler au même endroit !

Mais qu'à cela ne tienne, cette fois elle ne se laisserait pas faire !

« C'est toujours ce que tu dis. » se sermonna-t-elle à voix haute. Elle fit une moue comme pour s'engueuler.

Eos travaillait à l'usine Halley, à Battersea et Clapham, tandis que Anastasis était du côté de Leyton. Leyton était dans le quartier, quant à l'usine, elle était dans le quartier sud ouest. Elle aurait plus vite fait d'aller voir son frère et témoin que d'aller voir Eos, ceci dit, il était fortement possible que ce dernier ne soit pas sur place et parti sur une enquête, alors qu'Amélia serait forcément à l'usine. Quel dilemme. Elle les avait peut-être oubliées à sa boutique aussi. Vraiment, elle devrait les accrocher avec les clés de cette dernière !

Déjà, il fallait ramasser tout ce qu'elle avait répandue par terre avant de se décider à aller à l'un ou l'autre des endroits qui s'offrait à elle, car clairement, elle ne casserait pas la porte ni une fenêtre.

Elle était donc au milieu d'un petit désastre bordélique, ses affaires éparpillées autour d'elle, quand son chapeau s'envola, emporté par une rafale. Un petit cri d'exclamation accueillit la forfaiture du vent, tandis que sa main s'était portée vainement à sa tête dans l'espoir un peu tardif de le récupérer. Elle le regarda filer jusqu'à une paire de pieds. Son regard alla des chausses au pantalon jusqu'à remonter sur le faciès du jeune homme qui venait de réceptionner son chapeau dans ses jambes. Le chapeau en question était parfaitement assortie à sa tenue, une robe bustier classique, d'un bleu givré, agrémenté de rubans blancs.

Elle ne se releva pas tout de suite, préférant détailler l'homme sans trop oser bouger de sa position. Peut-être ne l'avait-il pas vu, mais il y avait peu de chance, plantée comme elle était devant la porte avec tout son bordel. En fait, on ne voyait qu'elle, là tout de suite.

Quand on n'a pas de tête, on a des jambes !

La jeune femme s'était relevée en s’époussetant les genoux quand l'inconnu s'était finalement penché pour se saisir de son couvre-chef qui était parti se réfugier dans ses jambes. Vraiment, était-elle aussi méchante avec son chapeau pour qu'il cherche le réconfort d'un homme dans la rue ? Cette pensée l'amusa, mais elle essaya de en pas afficher un sourire qui ne serait pas adapté à la situation.

Forcément, il avait quelques questions, devant l'incongruité de la situation qui lui sautait aux yeux. Gênée, elle observa les alentours, notamment ses affaires étalées sans vergogne sur le sol. Elle reporta son regard sur le jeune homme et haussa un peu des épaules, avant de déclarer de sa voix qui sonnait un peu grave sans que ce ne soit très choquant cela dit :

« Ceci est bien mon chapeau, encore qu'on dirait qu'il a décidé de vous choisir. Mais... Je doute qu'il corresponde bien à votre tour de tête, sans vouloir vous offenser. » déclara-t-elle avec un hochement de tête.

Elle fit deux trois pas en avant pour tendre la main et récupérer le forban qui avait profité d'une brise favorable pour prendre les voiles. D'un petit geste souple après l'avoir secoué par réflexe à son tour, elle le replaça sur sa tête, l'enfonçant un peu plus pour que la forme de son crâne le verrouille. Elle afficha un grand sourire qui étira ses pommettes et ajouta :

« Merci ! Et vous me trouvez là en train de chercher mes clés pour entrer chez moi, mais il semblerait qu'elles ont aussi décidé de m'abandonner. »

Son grand sourire s'était mué en un petit sourire dépité au fur et à mesure de sa phrase. Elle aimait bien donner une personnalité aux choses. Le chapeau sur sa tête et son explication donnée, elle s'empressa de s'accroupir sur ses talons pour rester droite et ne pas se pencher outrageusement, pour commencer à rassembler ses affaires et les fourrer pêle-mêle dans son sac à main.

« Et vous Monsieur, vous veniez visiter Gordon et Amélia, ou vous passiez par ici tout à fait fortuitement ? » demanda-t-elle en s'arrêtant deux secondes de rassembler son bordel pour l'observer depuis sa position accroupie, sous son chapeau qui bordait son crâne.

Quand on n'a pas de tête, on a des jambes !

Au commentaire du jeune homme sur sa prétendue tête qui n'était pas à chapeau, Lily jeta un coup d’œil à cette fameuse tête. Elle était certaine de trouver un couvre-chef qui lui conviendrait, même s'il fallait le faire sur mesure. Un défi de choix qu'elle pouvait relever, encore qu'elle ne pouvait s'en vanter ouvertement... Imaginons qu'elle n'y arrive pas, ce serait quand même très délicat d'assumer. En fait, ce serait la honte. Et oui, elle avait toujours cette confiance en elle très aléatoire, et cela s'étendait souvent à son domaine professionnel. Heureusement pour elle, et ses affaires, quand elle commençait à coudre, une forme de plénitude venait l'envahir et elle se sentait invincible.

Si seulement ça pouvait toujours être comme ça !

Cela dit, il avait parfaitement raison. Le chapeau qu'elle portait actuellement n'allait absolument pas avec son costume, pas plus qu'avec sa tête. Quoi de plus normal puisqu'il n'était pas taillé pour lui, ni agrémenté selon ses vêtements. C'était bien pour ça qu'il n'avait pas à s'enfuir vers le premier venu !

« En même temps, si les chapeaux des femmes viennent toujours vers vous, il me semble normal que votre tête ne soit pas à chapeaux. » répondit-elle avec un sourire avant de s'installer sur ses talons pour ramasser ses affaires.

Bientôt rejointe par le jeune homme qui prêtait la main pour l'aider, ce qui la gêna un petit peu. Elle ne voulait pas l'impliquer dans tout son fatras.

« Oh... D'accord je vois. » répondit-elle quand il lui donna l'explication de sa venue.

Amélia lui avait bien parlé qu'elle travaillait à côté de l'usine, mais elles n'avaient pas encore eu l'occasion d'en discuter vraiment. Etait-ce pour cela ? Ou bien avait-elle un voyage de prévu pour quelque chose de plus personnel ? Rien qui ne regardait Akakos de toute façon.

« Oui, je suis la sœur de Gordon. Je m'appelle Lily, enchantée ! »

Elle récupéra le mouchoir avec un sourire sincère et un hochement de tête amical, prenant soin de ne pas toucher ses doigts. Non seulement, il ne fallait pas être trop tactile avec les hommes, mais il serait sans doute surpris par la fraîcheur de ses mains, encore qu'avec un temps pareil, ce pouvait presque se justifier.

Enfin... S'il connaissait Amélia, il ne devait pas être très dangereux, non ?

« Est-ce que vous souhaitez que je transmette un message pour vous ?  J'ai bien peur qu'elle ne rentre pas tout de suite, elle est très prise par son travail. Ou bien voulez-vous que je vous emmène à l'usine où elle travaille ? Je dois me rendre à l'évidence, je n'ai pas mes clés sur moi, je songeais donc à aller la voir pour récupérer les siennes afin de ne pas rester dehors. Vous pourriez ainsi lui dire ce que vous étiez venus dire. » proposa-t-elle simplement sans prendre le temps de ranger ses affaires dans son sac puisqu'elle fourrait tout comme ça pour se dépêcher.

Quand on n'a pas de tête, on a des jambes !

Lily acquiesça et fit un petit sourire à sa grimace, comme si elle le plaignait vraiment de devoir se conformer à ce genre de "torture". S'il ne le faisait pas avec plaisir, alors il y avait une solution toute simple, qu'il semblait d'ailleurs appliquer :

« Et bien, vous avez raison de ne pas en porter dans ce cas. »

Elle disait cela comme ça, parce qu'elle savait qu'il fallait savoir se plier aux règles de temps en temps, pour ne pas dire tout le temps. C'était ainsi que fonctionnait une bonne société et que tout le monde pouvait vivre en harmonie, plus ou moins. Elle n'était pas dupe, elle savait très bien que les gens n'y trouvaient pas tous leur compte et que ça en frustrait certain de devoir se plier aux mêmes règles que les autres. Ainsi allait la nature humaine. Elle en avait fait les frais.

Elle se présenta et il fit de même dans la foulée. Elle acquiesça, un peu impressionnée :

« Avocat de la couronne ?! Et bien, voilà un métier peu commun. Lily Anderson est tout juste couturière. » fit-elle avec un sourire.

Elle espérait devenir une couturière à la mode. Le tout était de se lancer, mais elle était déjà sur la bonne pente. Il fallait juste qu'elle reprenne le cours de sa vie et le cours de son affaire. Elle avait démarré avec assez de succès pour pouvoir espérer continuer même après cette pause.

Si la proposition du jeune homme l'aurait enjouée il y a un an ou deux, elle l'accueillit cette fois-ci avec un peu plus de fraîcheur, fraîcheur qui pouvait passer pour un comportement mesuré. Et s'il souhaitait l'emmener quelque part pour lui faire du mal ? Se défendrait-elle cette fois ? Mise au pied du mur là tout de suite, elle n'en savait rien, et elle se détesta. Toujours cette peur de ne pas gêner ou de faire d'esclandre... De ne pas vraiment exister.

Elle se passa la main dans les cheveux tout en se relevant, maintenant qu'elle avait terminé de rassembler ses affaires, puis elle se frotta un peu la pommette sous les yeux, plus par tic que par démangeaison, avant de reporter ses mains sur le sac devant elle qu'elle venait de placer contre son ventre, en barrière entre elle et lui, comme si elle devait soudainement se protéger, plus par réflexe que par volonté consciente.

« C'est que... Votre proposition est très aimable monsieur Calloway avocat de la Couronne, mais nous ne nous connaissons pas tellement... Je ne veux pas paraître mal polie, ni vous manquer de respect... »

Elle n'aimait pas refuser ou s'opposer ! Cela lui filait des rougeurs sur les joues et la faisait parler d'une petite voix hésitante... Il faisait soudain un peu chaud, et elle n'avait plus vraiment conscience de son environnement, focalisée sur la situation qui la mettait terriblement mal à l'aise. Et s'il était tout juste aimable et gentil ? Après tout, il venait de lui rendre son mouchoir et son chapeau, puis de l'aider à rassembler ses affaires. Elle allait lui briser le cœur et elle ne serait plus aimé juste parce qu'elle avait refusé par crainte... Non c'était ridicule que ça prenne des proportions comme ça. Son sentiment de malaise était envahissant.

« En plus, vous savez ce qu'on dit, l'étiquette, tout ça. Il parait que les voisins regardent déjà Gordon et Amélia bizarrement... Si la frangine s'en va avec un homme qu'elle vient de croiser... »

Elle le toisa avec ses grands yeux expressifs, un peu comme pour demander "pardon" par avance de refuser de cette façon.

Quand on n'a pas de tête, on a des jambes !

« Je suis couturière alors. » affirma-t-elle avec un hochement de tête et un sourire. Elle n’avait pas de titre “un peu pompeux” à y accoler, mais elle espérait bien devenir une couturière connue et admirée. Après tout, c’était pour ça qu’ils vivaient aussi, ceux de son espèce.

Et puis, elle touchait seulement du doigt le principe. Elle le sentait. Elle avait commencé son cheminement de pensée en Inde, en découvrant véritablement la beauté d’un corps féminin, la beauté réelle, pure et sincère, celle qui ne ment pas. Elle voulait la magnifier avec ses vêtements, et elle ferait de même pour les hommes, elle en était certaine ! Mais elle avait du travail pour y arriver. Elle touchait du bout des doigts son concept, mais il ne lui apparaissait pas encore pleinement. La société actuelle était en train d’évoluer, et elle était sûre que le moment était en train d’arriver.

Ce petit regain de narcisse en elle s’estompa rapidement quand elle se vit obligée, par instinct de préservation, de refuser sa proposition. Elle détestait tellement refuser… Dire non lui coûtait beaucoup. Elle se sentait horrible, et pourtant, elle se respectait simplement, sans s’en apercevoir.

Elle était contrite, mais la réaction mesurée du jeune homme l’aida à relativiser un peu. Si elle était si horrible que ça, il l’aurait envoyée promener, elle et ses affaires qu’il avait galamment aidé à ramasser. Elle considéra ses deux propositions. Cette fois, elle avait un choix à faire, et elle se sentait obligée de pencher pour l’un ou l’autre. Refuser une deuxième fois en bloc deux propositions supplémentaires lui semblait impensable.

« Nous pourrions nous arrêter à une boulangerie prendre à manger et marcher jusqu’à l’usine en mangeant ? Si ça vous dit bien sûr… Ca fait peut-être loin pour vous… »

Quelle différence avec un salon de thé ? Lily se le demandait bien au fond. Est-ce qu’elle n’était tout simplement pas en train de revenir sur son refus tout simplement ? Elle préférait ne pas se pencher sur la question. Elle ponctua sa phrase d’un sourire en arquant les sourcils.

« Et comme ça, vous pouvez m’expliquer en quoi consiste exactement votre métier… Je ne suis pas très au fait du travail de mes contemporains. » s'excusa-t-elle encore une fois.